Marco Cremaschi
- Cette note présente la formation que le Cycle d’urbanisme propose aux étudiants afin de leur fournir les clés de compréhension nécessaires pour gérer l’enchevêtrement des approches en urbanisme, en France comme dans le monde.
La transition, qui est en cours dans le monde de l’urbain, affecte durablement et en profondeur nos métiers. Le cloisonnement des disciplines entre elles et le partage entre doctrines et savoir-faire ne sont pas éternels. Certaines approches techniques et idéologiques ne fonctionnent déjà plus, à l’exemple de l’ingénierie des systèmes, tandis que d’autres émergent et s’affirment autour des notions de design et d’innovation, notamment.
Le clivage historique entre « urbanisme » et « aménagement » a presque disparu, sauf que dans les formations. Les géographes en France cultivent ainsi l’ambition de reconduire l’urbanisme à une science de l’espace, donc à des fondamentaux disciplinaires. L’étude de l’action collective et du jeu d’acteur a par contre rapproché les sciences sociales de l’analyse concrète des situations de prise de décision. Ce que l’urbaniste offre dans ce contexte est une lecture du territoire, c’est-à-dire de la société à travers ses espaces.
On insiste ici sur le projet en tant que : a) une manière de penser l’avenir d’un espace ; b) une exploration des « possibles » états futurs ; c) une définition à rebours des opérations dont les dynamiques seront mises en place par le projet.
« engager l’avenir des territoires »
- Il faut d’abord préciser que le projet dont on parle ici n’est pas le projet d’architecture ou d’ingénierie, qui consiste à dessiner un objet, que ce soit une cuillère ou un bâtiment et à anticiper, par des codes et des signes bien précis, certains aspects d’une production matérielle. Ce dernier s’entend comme un modèle symbolique qui dépend d’une intention et d’un savoir technique maîtrisable par un individu ou une organisation. Là réside la primauté de la forme et de ses valeurs, à savoir l’esthétique, la durée et la fonctionnalité si on se réfère à Vitruvius, car au travers de celles-ci, le résultat est contrôlé.
Le projet d’urbanisme, au contraire, est un dispositif collectif et localisé dans un contexte qui n’est ni maitrisé ni connu à l’avance, et qui repose autant sur des éléments matériels que symboliques et des discours. Il n’y a pas d’argument d’autorité, d’auteurs incontestables, ni de codes indiscutables (bien que cela est souvent débattu). La forme dont il est question est une forme sociale au sens propre (1) dont les valeurs ne seront jamais prédéfinies.
Pourquoi le projet est important
- Sur ce dernier point, il convient de préciser que la formation en urbanisme à Sciences Po se fonde sur deux conceptions de la notion de projet. Ces deux conceptions renvoient à deux traditions en urbanisme, qui bien qu’elles se soient mélangées au cours de la seconde moitié du 20ème siècle, n’ont pas pour autant fait preuve d’esprit critique quant à la pratique. Le technocrate, le programmiste d’un côté, le concepteur et le stratège de l’autre cohabitent ensemble dans la même niche et le même environnement sans parvenir à décloisonner leurs professions en opérant une synthèse critique.
Relever le défi de l’ingénierie
- Ainsi, la première tradition, qui renvoie à l’approche du management et de l’ingénierie, délivre la majeure partie des modèles, des dispositifs et des rôles de l’urbanisme en France. Au travers de celle-ci, on peut aussi bien appréhender les villes nouvelles que l’organisation des profils professionnels d’urbanistes spécialistes. Le projet là est conçu comme l’aboutissement d’une réflexion qui se veut rationnelle. Elle s’inscrit dans la perspective du public management, issue de la loi MOP de 1985 :
- L’approche du management donne une définition élargie de projet : l’ensemble de tâches interdépendantes à exécuter sur une période déterminée, avec des limites de coûts et des contraintes techniques ;
- Dans l’approche de l’ingénierie, le projet est aussi une méthode qui cherche une solution à un problème. Entendu comme du design thinking, cette méthode se définit comme une succession de séquences, allant d’un premier mouvement de diversification et d’élargissement (séquence créative qui peut « partir dans tous les sens ») à un mouvement de réduction ensuite (le contrôle des interdépendances étant la contribution technique du savoir-faire des urbanistes).
Assumer la spécificité théorique du projet
- La deuxième tradition, quant à elle, possède une histoire également importante mais moins visible. En origine la conception était conçue – dans la perspective idéaliste qui fait de l’art une synthèse – comme un acte de création qui ne prévoit pas d’explication. Les sciences sociales ont au contraire déconstruit cet acte et l’ont reconduit à des dimensions collectives. Des approches assez distantes – qui vont de l’analyse psycho-cognitive à l’action collective -soulignent toutes que l’innovation émerge d’un contexte d’activation, plutôt que par l’œuvre d’un individu. Pas mal des approches et techniques ont ainsi été développés qui insistent sur le caractère transactionnel de la création et sur la nécessité d’un frottage pour la production des idées. Histoire complexe, dont on peut retenir ici deux références :
- Dans l’approche pragmatique de l’urbanisme (un des rares efforts pour interpréter la pratique du projet et non pas ses déformations idéalisées), le projet se construit en dialogue constant avec une situation particulière. Le projet n’est pas un exercice individuel et prométhéen, défini à l’avance et anticipable, mais au contraire il consiste à gérer l’incertitude en s’exposant lui-même au reframing et aux conséquences non anticipées. Lorsque Schön définit le projet comme une activité où « on regarde, on bouge et on regarde à nouveau », il rappelle que ceux qui font du projet manipulent des objets, interrogent leurs dispositions dans l’espace et le temps, tout au long d’une conversation où ces objets se « répondent ». Enseigner comment capter et interpréter ces réponses, c’est la difficulté et la vertu de notre travail.
- Finalement, au-delà de la pratique et la description, le projet problématise l’existant par l’introduction d’un état futur. Cet état – assumant son caractère problématique – ne peut être apprécié que dans la pratique des acteurs mis en réseau : il s’agit d’un futur proche, matériel, qui fait l’objet autant d’une analyse abstraite, d’une modélisation, vérifiable dans le champ des sciences sociales que d’une investigation sensible, de manipulation et de bricolage.
Entre « homme de l’art » et « art de faire » chaque étudiant doit se positionner ; le Cycle met le territoire et sa matérialité au cœur de son enseignement. C’est cet aspect par ailleurs qui permet d’inclure les dimensions stratégique et spatiale dans l’approche de l’urbanisme.
Projet et territoire, une vieille approche
- En conclusion, dans cette approche réflexive ancré sur l’espace, le projet produit une forme de connaissance autonome et originale par rapport à d’autres méthodes d’analyse. Il s’agit d’une description riche et complexe, orientée par la pluralité des voix, des volontés et des regards, et qui intègre les futurs possibles autant que les contraintes matérielles.
Le projet donc décrit et décrypte une situation car il vise ses possibles évolutions à travers la possible combinaison de ses éléments matériels et non. Il s’agit d’une double posture :
- la description constitue elle-même déjà un projet (mais il faut admettre d’abord que toute description est sélective, incomplète, insuffisante) ;
- et le projet lui-même décrit (tout projet est une analyse construite à rebours d’une modification).
Ainsi, si la description est le premier pas du parcours analytique qui conduit à l’explication, une description itérative, en profondeur, en dialogue avec la situation, comme évoqué précédemment, est également une forme d’expérimentation qui cherche les avenirs possibles d’un espace à partir des traces que le social laisse « au sol ».
[1] La forme est primordiale, car elle exprime la configuration d’une situation ainsi qu’une dimension à la fois matérielle et symbolique : l’esthétique n’est qu’un accident de la forme, quoi que souvent elle la synthétise efficacement. La force de l’esthétique vient de sa capacité de synthèse. Les architectes en bénéficient parfois, mais toujours au risque du ridicule.
Urbanisme, Projet urbain, modernisme