Critique d’une industrialisation excessive, et après une longue phase d’observation des faits sociaux, Fréderic Le Play (1806-1882), précurseur oublié par la science sociale, propose en 1864 un ensemble de réformes complémentaires en vue d’arriver à la « Paix sociale ».
Parmi celles-ci, la problématique du logement ouvrier et de l’aménagement des villes, qui sera principalement développée par ses héritiers à la fin du 19e et jusqu’au début du 20e siècle. Ce sont alors des juristes, architectes, ingénieurs, géographes, statisticiens, économistes ou encore paysagistes, qui réclament progressivement une vision transversale, globale et sociale de « l’organisme urbain », notamment dans la revue La Réforme sociale, revue biannuelle publiée de 1881 à 1934.
Ce sont les leplaysiens E. Demolins, G. Picot, E. Cheysson, ou encore E. Cacheux, qui seront à l’initiative même de la loi Siegfried de 1894, qui définissent le principe de réalité (par l’observation et la comparaison) et le principe d’équilibre (par la mixité, le particularisme, la décentralisation et la concertation). Ces principes encadreront concomitamment le développement des premières sociétés d’H.B.M afin de favoriser au maximum l’accession à la propriété des « classes nécessiteuses ».
Estimant que la Réforme doit être réformée, ils sont intrinsèquement progressistes. Défendant une vision traditionnelle de la ville, ils sont « culturalistes » au sens de F. Choay.
Nous tenterons dans cette note d’interroger l’héritage des leplaysiens dans la fabrique de la ville traditionnelle.
Partir du concret: le principe de réalité par l’observation et la comparaison
Dès 1882, A. Delaire, ingénieur-géographe explique que pour toute problématique urbaine et avant chaque projet urbain, il faut partir du concret, du territoire[1]. La Réforme Sociale doit suivre un développement méthodique: «avant de conclure, elle doit observer, avant d’enseigner, elle doit étudier [2] ». Pour l’ingénieur E. Cheysson (1836-1910) c’est dans la commune qu’on peut comprendre au mieux et le plus «sincèrement » un territoire[3]. Il propose aux contributeurs de La Réforme sociale de constituer un corpus de monographie, respectant chacune le même plan (histoire générale, histoire démographique, histoire économique, histoire sociale, histoire urbaine) – qu’il détaille de manière très approfondie – cela afin de pouvoir les comparer les unes aux autres. Au total, 164 monographies seront produites.
En 1887, La Réforme sociale lance une grande enquête sur les conditions des petits logements (logements sociaux de l’époque) en France et à l’étranger, en diffusant un questionnaire dans plusieurs villes en vue d’établir une stratégie d’action d’extension. L’enquête demande aux villes qui le veulent un état des lieux descriptif du logement existant ainsi que des propositions d’amélioration. Plusieurs enquêtes sont produites notamment à Lyon[4], à Rouen[5], à Lille[6], à Nantes[7], ou encore à Nancy[8], mais aussi à l’étranger New-York et Philadelphie[9], Venise[10] ou Varsovie[11]. Les leplaysiens en tirent ensuite de nombreuses statistiques, leurs permettant de constater par exemple le lien entre taux de mortalité et taux de logement insalubre dans quartier donné [12].


La mortalité parisienne en fonction du type d’habitat en 1880 – E. Cheysson.
Conserver et corriger: le principe d’équilibre par la mixité, le particularisme, la subsidiarité et la concertation
Après avoir observé et comparé les leplaysiens distinguent trois préjugés dogmatiques dans la fabrique urbaine: le novateur (celui qui consiste à croire que toute innovation est bonne parce qu’elle est une innovation), le révolutionnaire ou l’utopiste (celui qui considère toute institution ancienne et existante comme mauvaise, injuste et devant être détruites, afin de faire table rase et tout rebâtir à neuf) et le conservateur (celui qui est contre les innovations, réactionnaire par principe)[13]. Ils plaident alors pour un réalisme du milieu : reformer en préservant un « mélange singulier de conception ancienne et d’idées modernes »[14].
Suivant ce principe, les leplaysiens sont les initiateurs de la mixité sociale et fonctionnelle dans la ville. Ils souhaitent s’inspirer du passé, où les villes n’assignaient pas les classes nécessiteuses dans des quartiers excentriques, mais les incluaient en leur sein[15]. Les leplaysiens demandent que soient construits des immeubles « destinés à des classes diverses ». E. Delaire (1856-1921), fournit par exemple les plans de construction de la « Villa Mulhouse » (64 maisons individuelles à destination des ouvriers), au cœur du 16e arrondissement, où le foncier est plus cher que dans le reste de Paris[16].

Les leplaysiens plaident également pour une mixité fonctionnelle, et s’opposent au Phalanstère proposée par les socialistes-utopistes, qui agglomèrent exclusivement et dans un même lieu excentré la seule classe ouvrière. Chaque quartier doit alors offrir la plus grande mixité́ possible et offrir à ses habitants des magasins, des restaurants en RDC, mais aussi des bibliothèques gratuites, des salles de jeux, des réunions d’audition, de conférences et de concerts[17]. Ils se prononcent également pour un particularisme de principe dans la fabrique urbaine, ils défendent un « droit à la beauté »[18] pour chacun. Ils s’opposent rapidement à l’uniformisation des logements et des villes et semblent alors préfigurer le « culturalisme » définit par F. Choay. Face au Phalanstère, aux logements fouriéristes et aux grandes casernes-ouvrières modernistes, dont le modèle est défendu par les socialistes-utopiques, ils estiment que « des appartements distincts (…), de la variété́ dans la construction (…), permet d’éviter la monotonie qui résulterait d’une uniformité́ constante (…). L’ennui est né de la monotonie ! »[19]. La meilleure illustration du particularisme leplaysien apparait après la Première Guerre mondiale, lorsqu’ils proposent plusieurs plans d’aménagement et d’extension des villes détruites. Ils identifient deux erreurs à ne pas commettre : la « copie du passé », et « l’utopie du moderne ». Pour eux, la ligne de crête se situent entre les deux, bâtir en s’appuyant sur les anciennes fondations et en privilégiant l’identité du territoire, tout en évitant la facilité : le lotissement monotone, quadrillé, paritaire et symétrique. Ils demandent alors de ne pas appliquer un seul plan uniforme, mais précisément de partir de chacune des villes qui présente ses particularités propres : « il ne doit pas y avoir de plans uniformes, préconçu pour la reconstruction des cités détruites (…). Il faut laisser au particularisme de chaque région la faculté de s’affirmer dans l’œuvre de reconstruction »[20]. Pour le sociologue E. Demolins (1852-1907), chaque pays, région, commune, présente une solution qui lui est propre. L’objectif est d’épouser le territoire en tenant compte de ses spécificités plutôt que de vouloir imposer un urbanisme-type[21].
Nous constatons ainsi que pour les leplaysiens, les questions urbaines n’appellent pas de réponse globale et définitive. Par une méthode stricte et une idéologie définie, ils préconisent d’appliquer des « solutions ponctuelles et praticables, toujours susceptible d’être révisées en fonction de l’expérience »[22]. Pour eux, l’avenir des villes passe par les villes, par un développement spontané et non centralisé. Ils défendent les libertés municipales, les libertés locales, la décentralisation régionale et l’organisation en groupement de communes[23], notamment pour faire « participer les citoyens à la gestion des affaires municipales » (principe de concertation)[24].
Au début du 20e siècle, le Musée social (institut de recherche sociale) est fondé par J. Siegfried, E. Cheysson et A. de Chambrun dans une volonté de continuation de la pensée leplaysienne. Les héritiers de cette école sont par exemple l’architecte C. Sitte (1843-1903), le sociologue urbain G. Hottenger (1868-1934), l’architecte L. Jossely (1875-1932), l’urbaniste A. Agache (1875-1959) ou encore l’architecte H. Prost (1874-1959). Ce groupe d’architectes, de juristes, d’ingénieurs, de sociologues introduisent entre autres les cités jardins en France, élaborent les lois Cornudet en 1919 et 1924 (qui obligent les communes de plus de 10.000 habitants de se doter d’un plan d’aménagement) et créent la SFU (Société française des urbanistes). Pour B. Kalaora [25] les leplaysiens prôneront toujours un « réalisme du milieu », un urbanisme sans projections uniformes, mais de terrain, face à certains projets abstraits « qu’affectionne l’académisme architectural »[26]. Ils continueront de défendre la notion de limite en réponse aux excès du progrès, en ce sens, ils semblent préfigurer la fabrique de la ville traditionnelle, au sens de F. Choay.
[1] DELAIRE, A. « Le rôle actuel de l’Ecole de la Paix Sociale », La Réforme sociale, Paris, 1882, année 2, tome. 3, p. 457.
[2] DEMOLINS, E. « Programme de la société », La Réforme sociale, Paris, 1881, Année 1, Tome 1, p. 4.
[3] CHEYSSON, E. « La monographie de commune », La Réforme sociale, Paris, 1896, année 16, tome 2, p. 852.
[4] MICHEL, J. « La question des petits logements à Lyon », La Réforme sociale, Paris, 1886, année 6, tome 1, p. 173
[5] LE PICARD, J., CACHEUX, E. « Logement ouvrier et société coopérative », La Réforme sociale, Paris, 1886, année 6, tome 2, p. 16.
[6] VANLAER, M. « Une enquête sur les habitations ouvrières à Lille », La Réforme sociale, Paris, 1899, année 19, tome 2, p. 845.
[7] HEURTAUX-VARSAVAUX, G. « Les petits logements dans la ville de Nantes, description de l’habitation et de l’état moral des ouvriers Nantais », La Réforme sociale, Paris, 1888, année 8, tome 2, pp. 110 et 150.
[8] CHASSIGNE, M. « Enquête sur les conditions des petits logements en France et à l’étranger – Ville de Nancy », La Réforme sociale, Paris, 1889, année 9, tome 1, pp. 330, 429 et 480.
[9] RAFFALOVICH, A. « Les logements ouvriers en Amérique – Association de construction de Philadelphie », La Réforme sociale, Paris, 1887, année 7, tome 2, p. 90.
[10] LEPELLETIER, F. « Le problème des habitations ouvrières à Venise », La Réforme sociale, Paris, 1906, année 26, tome 2, p. 552.
[11] SULIGOWSKI, A. « Les logements ouvriers à Varsovie », La Réforme sociale, Paris, 1891, année 11, tome 1, p. 387.
[12] BERTILLON, J. « La population de la ville de Paris d’après les dernières statistiques, La Réforme Sociale, Paris, 1881, année 1, tome 2, p. 181 et 227.
[13] PARENT DE CURZON, E. « Le progrès moderne », La Réforme sociale, Paris, 1882, année 2, tome 3, p. 372.
[14] ROUSIER, P. (de). « Etude de géographie sociale – La géographie universelle d’Elisée Reclus », La Réforme sociale, Paris, 1884, année 4, tome 8, p. 511.
[15]L., J, « Les sociétés anonymes immobilières des petits logements à Rouen », La Réforme sociale, Paris, 1886, année 6, tome 2, p. 319.
[16] DELAIRE, E. « Les habitations ouvrières de Passy-Auteuil », La Réforme sociale, Paris, année 12, tome 2, p. 66.
[17] CHAMPION, L. « Les logements ouvriers à Bordeaux », La Réforme sociale, Paris, année 10, tome 2, p. 489.
[18] CHEYSSON, E. « Le taudis, ses dangers, ses remèdes », La Réforme sociale, Paris, 1906, année 26, tome 2, p. 653.
[19] CHOISY, L. « L’immigration rurale dans les villes », La Réforme sociale, Paris, 1892, année 12, tome 1, p. 686.
[20] DERVAUX, A., DUFOURMANTELLE, M., JAUSSELY, L. « Comment reconstruire nos cités détruites », La Réforme sociale, Paris, année 27, tome 1, p. 203.
[21] BERDOULAY, V., CLAVAL, P. Aux débuts de l’urbanisme français. L’Harmattan, 2001, 256 p.
[22] Ibidem 21.
[23] CURZON, E. (de). « Les libertés communales en France avant la Révolution », La Réforme sociale, Paris, année 1, tome 1, p. 61.
[24] ANGOT DES ROTOURS, J. « Les libertés municipales et Monsieur le comte de Paris », La Réforme sociale, Paris, 1889, année 9, tome 1, p. 49.
[25] KALAORA, B. « George Hottenger et la question urbaine : l’approche leplaysienne de la ville », dans BERDOULAY, V., CLAVAL, P. Aux débuts de l’urbanisme français. L’Harmattan, 2001, 256 p.
[26] Ibidem 25.