
Contexte
Le Liban voit défiler au fil des siècles une multitude de civilisations et de cultures : du monde phénicien, à la colonisation romaine jusqu’à l’emprise de l’empire ottoman (pendant 400 ans). Ce dernier a divisé le tissu géographique du Liban et a généré une mosaïque sociale pluriconfessionnelle (18 confessions) qui se reflète clairement sur le territoire. Par exemple, la région du Mont-Liban était une division administrative, une « caïmacanat »[1] à double préfecture entre un Nord supposé maronite et un Sud supposé druze (de 1840 à 1860), cependant, les tensions entre druzes et chrétiens finirent en un massacre gravé dans l’histoire. La caimacamanat, impuissante à réduire les conflits religieux, a été remplacée entre (1861 et 1915) par le « moutassarifat »[2] du Mont-Liban, qui fut une entité administrative autonome. Entre temps, Beyrouth était la capitale d’un « vilayet » [3](wilayet de Beyrouth), division administrative ottomane de premier rang, et n’était pas en contact avec le Mont Liban. Ceci a accentué de plus en plus la division entre ces deux régions. Ainsi le tissu urbain du Liban s’est métamorphosé plusieurs fois, jusqu’à la chute de l’empire ottoman, et l’annonciation du « grand Liban » en 1920, avec la configuration des frontières actuelles du pays.


https://fr.wikipedia.org/wiki/Moutassarifat_du_Mont-Liban
En parallèle, le Liban accueillit un flux de réfugiés arméniens fuyant le génocide qu’ils ont subi par l’empire ottoman, ils arrivèrent sur les côtes méditerranéennes de Beyrouth, et s’installèrent dans des tentes fabriquées de tissus et d’habits qu’ils ont apportés avec eux. Ce fut la création du premier camp arménien.

L’arrivée des arméniens coïncida avec une grande émigration libanaise chrétienne, qui après le massacre, craignit un nouvel épisode. Les français (début du mandat français) ayant comme mission de protéger les chrétiens d’orient, ont aidé les arméniens à se procurer des terres du waqf[4]. Décision politique prise pour stabiliser la démographie libanaise par peur d’une islamisation.
A la limite des traditions :

Alors que Beyrouth se développait et se modernisait sur le plan urbain, une partie de sa banlieue agricole fut habitée par la communauté arménienne : En tant que réfugiés, les arméniens s’installèrent sur ce terrain agricole, situé sur la frontière entre l’ancien vilayet de Beyrouth et la moutassarifat du Mont Liban. C’est sur cette terre que la communauté arménienne commença par construire elle-même sa ville, « la petite Arménie » connue aujourd’hui sous le nom de Bourj Hammoud. A peine furent-ils installés dans la banlieue de Beyrouth à Bourj Hammoud, que les arméniens établirent le commerce. Ils commencèrent donc par répartir leurs rues en un plan damier, en donnant à chaque rue sa fonction commerciale (exemple Arax, pour épices, Yerevan pour bijoux..).

photo prise de google earth
Identité ressuscitée :
Leurs rues portaient les noms de leurs villages natals ; elles n’étaient pas spacieuses et faisaient seulement 4m de large, faute de ressources financières et pour privilégier la proximité et le contact permanent entre eux. Ainsi ils bâtirent leurs premières habitations, à la main avec du mortier et des planches en bois, ces premières baraques servirent d’atelier, d’épiceries etc., ils érigèrent leurs bâtiments en hauteur pour accueillir les familles ainsi, l’étage supérieur servait de chambre à coucher et salons,…


Cette terre leur permettra de faire peau neuve (blank canvas) tout en se basant sur la mémoire d’un pays qu’ils ont fui. Leur mission était de préserver la culture arménienne en créant des écoles et des églises, ils ne communiquèrent entre eux que par leur langue maternelle et l’ont transmise de génération en génération. La langue de leur pays d’accueil n’était pas prioritaire, ils apprirent juste le nécessaire pour intégrer le marché du commerce concentré à Beyrouth.
Parallélisme :
Enfin, la communauté arménienne s’est imposée sur le territoire libanais en dépassant rapidement le statut de réfugié, avec son « handmade urbanisme ». Elle a pu transmettre aux futures générations l’importance de sa culture et a su la préserver dans son contexte urbain. De plus, elle n’a pas connu d’étalement urbain, car les arméniens préféraient rester toujours entre eux. Aussi, peut-on remarquer que pendant la modernisation de la capitale libanaise, une terre agricole se transformait rapidement en une ville pour rattraper le commerce de Beyrouth. Les arméniens devinrent ainsi habitants d’une ville qu’ils ont construite par eux-mêmes.
Finalement, l’urbanisme peut être, soit traditionnel soit moderne, c’est-à-dire il dépend du contexte où il évolue et du cadre de référence dans lequel il s’inscrit[5]. Le rapport espace-temps qui définit si l’urbanisme est traditionnel ou pas est donc relatif à la situation et aux conditions géopolitiques. Ainsi, bâties à proximité, deux villes ont connu une évolution urbaine au cours d’une même époque ; d’une part, Beyrouth s’est développée, de manière moderne, avec les urbanistes français pour former le grand Beyrouth, connu plus tard par Beyrouth et ses banlieues, puisque ses dernières ne voulaient pas s’adhérer sur le plan administratif à la capitale et vis-versa. D’autre part, Bourj Hammoud, limitrophe de la capitale, construite à la même époque, et considérée plus tard comme banlieue de Beyrouth, subit un urbanisme traditionnel dans le sens où ses habitants ont construit leur bâtiments avec des matériaux naturels trouvés dans leur entourage (terre, mortier, bois) sur un plan primaire qui a évolué aujourd’hui en un entassement vertical chaotique, sorte de « compacité [6]». Cette ville arménienne n’est autre qu’une partie de la mosaïque qui représente le territoire libanais, déjà considéré comme un millefeuille géopolitique.

Références :
Beyrouth : Quarante ans de croissance urbaine. (s. d.). https://mappemonde-archive.mgm.fr/num7/articles/art05305.html
Bilsel, C. (2007). L’espace public existait-il dans la ville ottomane ? Des espaces libres au domaine public à Istanbul (XVIIe-XIXe siècles). Études balkaniques. Cahiers Pierre Belon, (14), 73‑104.
CERMOC-Centre d’études et de recherches sur le Moyen-Orient contemporain. (1997). Beyrouth, Grand Beyrouth.
Chiffoleau, S. (s. d.). De Bourj Hammoud aux fastes de la cour ottomane (Temporient 1) [Billet]. https://ifpo.hypotheses.org/1525
Kastrissianakis, K. (2012). Transformations urbaines et affirmation de nouvelles souverainetés : Le cas de Beyrouth. open edition journal -rives mediterrannéenes, 75‑95.
La ville, entre densité, compacité et intensité. (2008). Consulté à l’adresse https://www.lemoniteur.fr/article/la-ville-entre-densite-compacite-et-intensite.1218909
Longuenesse, É., & Pieri, C. (2013). Des banlieues à la ville. Espaces et acteurs de la négociation urbaine – Institut français du Proche-Orient (Ifpo). http://www.ifporient.org/978-2-35159-339-4/
Verdeil, É. (2012a). Chapitre 1 – L’urbanisme du Mandat français : Ruptures et continuités. In Contemporain publications. Beyrouth et ses urbanistes : Une ville en plans (1946-1975) (p. 31‑49). Consulté à l’adresse http://books.openedition.org/ifpo/2167
Verdeil, É. (2012b). Conclusion—Des enjeux de l’histoire de l’urbanisme libanais. In Contemporain publications. Beyrouth et ses urbanistes : Une ville en plans (1946-1975) (p. 335‑343). Consulté à l’adresse http://books.openedition.org/ifpo/2185
الإسم والموقع | Bourj Hammoud Municipality’s official website. (s. d.). Consulté 29 septembre 2019, à l’adresse https://www.bourjhammoud.gov.lb/ar/%D8%A7%D9%84%D8%A5%D8%B3%D9%85-%D9%88%D8%A7%D9%84%D9%85%D9%88%D9%82%D8%B9
جدلية, J.-, Jadaliyya, & Jadaliyya. (s. d.). Jadaliyya. à l’adresse Jadaliyya—جدلية website: https://www.jadaliyya.com/
[1] Caimacanat: division administrative d’un territoire, dirigé par un lieutenant Turque, est choisi par le Vizir du Sultan.
[2] Moutassarifat: subdivision de l’empire Ottoman, ayant un statut d’autonomie, dans le cas du Mont-Liban, le moutassaref (le dirigeant) était un chrétien catholique.
[3] Vilayet (wilayat): Subdivision administrative de premier ordre de l’empire ottoman Le vilayet de Beyrouth est détaché en 1888 du vilayet de Syrie. Il couvre toute la région côtière de Lattaquié à Akka (en Syrie) sauf le moutassarifat du Mont-Liban qui constitue un territoire autonome. (https://fr.wikipedia.org/wiki/Vilayet_de_Beyrouth)
[4] Waqf: souvent détenu par un homme religieux ou un homme au pouvoir, les waqf sont des propriétés appartenant à un clergé, et pouvant être vendu à un prix abordable ou donné en tant que charité.
[5] Nabil Bayhum et Jean-Claude David évoquent le concept de la citadinité traditionnelle et la nouvelle comme étant relatif au contexte, dans leur livre « espace de public et du négoce à Alep et à Beyrouth » (p.57-58)
[6] Compacité: concept d’une ville ou l’emprise au sol est importante et où la vue vers le ciel est très étroite, plein contre plein.