Athènes : une stratégie de la non-stratégie

La ville grecque de l’après-guerre n’est pas caractérisée par le manque de stratégie, mais par le choix conscient d’une stratégie de la non-stratégie. Il s’agissait d’un choix politique.‘ — Yannis Tsiomis, architecte-urbaniste

À la fin des années 1920, la petite ville d’Athènes nécessite un développement urbain conséquent et immédiat, pour répondre à l’arrivée massive de près d’un million et demi d’habitants. L’arrivée de réfugiés issus de l’échange de populations avec la Turquie, acté par le Traité de Lausanne en 1923, ainsi qu’un exode rural massif, entraînent une grave crise du logement face auquel l’État grec se retrouve impuissant. Parmi le million et demi de migrants, environ 350 000 personnes arrivent en quelques semaines au port de la ville d’Athènes, qui comptait en 1921 environ 430 000 habitants. Faute de place immédiatement disponible, le moindre espace vide (église, usine, théâtre, caserne) est réquisitionné, jusqu’aux flancs de l’Acropole qui sont rapidement occupés par les nombreuses tentes blanches des réfugiés.

Village de toile accueillant, à Athènes, les réfugiés d’Asie mineure en 1922.

Sans industrie de construction et sans moyens économiques ni techniques, l’État est dans l’incapacité de mener une politique de relogement et de logement social. Les autorités grecques se contentent de construire en urgence quelques centaines d’habitations de qualité moyenne, vendues aux réfugiés à bas prix. La Grèce est ainsi, à ce jour, le seul pays européen dont le pourcentage de logements sociaux locatifs est égal à zéro.

Dans un premier temps, la permission de constructions illégales s’est révélée être une solution peu coûteuse pour l’État au problème du logement de la classe ouvrière. Les autorités choisissaient des grandes parcelles sans valeur agricole et inconstructibles en périphérie, et fermaient les yeux sur les constructions illégales, sans infrastructure, eau ou électricité, prenant place sur ces terrains. Cette permissivité est par la suite devenue un calcul politique pour les pouvoirs publics : ils négociaient l’aménagement des quartiers illégalement construits ainsi que leur légalisation contre des voies électorales aux prochaines élections, constituant une réelle manœuvre politique de légitimation du pouvoir en place. L’absence de cadastre, jusqu’à aujourd’hui, a grandement participé à l’opacité de ces pratiques. À Athènes, on considère qu’un tiers du tissu urbain actuel est issu de ce processus d’urbanisation illégale.

Groupe de constructions illégales à Perama, 1969.

L’antiparochi, ou la stratégie du laissez-faire

L’État grec répond ainsi à la crise du logement par le choix de la non-stratégie, en assistant de manière volontairement impuissante au développement privatisé d’une urbanisation en bottom-up. Parallèlement aux constructions illégales, la Grèce va adopter une stratégie de quasi laissez-faire, libéralisant l’urbanisation en confiant la responsabilité de la construction aux petits investisseurs privés. Cette stratégie donne naissance au système de l’antiparochi, littéralement ‘contrepartie’. Ce système accessible à tous a représenté pendant trente ans le rêve d’ascension sociale, stabilisant l’économie grecque et transformant par ailleurs le visage d’Athènes en tsimendoupoli, ville de ciment.

L’opération, qui peut se comparer à un système de troc non monétisé, permettait à un promoteur privé, souvent ingénieur ou maçon, de proposer au propriétaire d’une maison et d’un terrain l’échange de sa propriété contre un ou deux appartements dans le nouvel immeuble qui sera construit sur son terrain. Ce système permettait donc au propriétaire d’une maison, souvent construite avant-guerre et vétuste, de l’échanger contre des appartements dans un immeuble moderne, évitant au promoteur le double financement du foncier et de la construction elle-même. Le promoteur vendait ensuite les appartements restants sur plans avant le chantier, et cette avance financière lui permettait de ne s’endetter que très partiellement. Ce système d’échange était donc accessible à des petits promoteurs individuels, qui ne prenaient pas de risque financier considérable et accédaient eux aussi à la propriété par la même occasion.

Tsimendoupoli, la ville de ciment. – © Pelly Made

L’antiparochi est donc apparue comme une solution miracle, transformant très rapidement le paysage urbain d’Athènes, qui est passé d’un tableau rural à la ville que l’on connaît aujourd’hui, une métropole dense et congestionnée. Ce système particulier et très accessible a généré une multitude de petits propriétaires et a eu un impact économique très important : le boom de la construction a créé de nombreux emplois dans le bâtiment, et a développé le secteur industriel des biens de consommation afin d’équiper ces nouveaux appartements modernes, participant au ‘miracle économique grec’.

Une urbanisation dissociée de la planification

Afin d’encourager le système d’antiparochi, et en l’absence d’une politique du logement ou urbaine spécifique à Athènes, les pouvoirs politiques n’intervenaient qu’au niveau législatif et réglementaire, en promulguant des lois qui encourageaient ce système spontané : augmentation des COS, suppression des taxes sur les loyers et les matières premières, non-imposition des loyers etc.

Législations encourageant l’antiparochi jusqu’en 1979.

Athènes n’a pas connu de politique d’aménagement stratégique digne de ce nom. Il existait bien un service d’élaboration du Schéma directeur d’Athènes au sein du Ministère des Travaux publics, mais ce dernier produisait des plans de villes polycentriques semi-indépendantes, inspirés de l’urbanisme anglo-saxon et du modèle d’Howard, qui étaient purement inapplicables dans le cas extrêmement centralisé de la capitale grecque. Il faudra attendre 1979 pour l’élaboration d’un schéma directeur que l’on commença à appliquer, mais qui se circonscrivait aux questions techniques d’infrastructures (élargissement de voies) et à des solutions dont la mise en œuvre était simple et rapide (piétonnisation d’une partie du centre-ville).

Parallèlement à un « urbanisme de cabinet » produit par les aménageurs officiels, la capitale grecque s’est ainsi développée selon les modalités de l’antiparochi de façon spontanée et non-planifiée. L’incapacité de l’administration à prendre en compte la réalité géographique, sociologique et économique de la ville, a rendu caduque toute possibilité de régler et d’organiser l’espace, ainsi que l’élaboration d’une vision stratégique de la capitale sur le long terme. Par ailleurs, le système de l’antiparochi a fonctionné de façon si rapide qu’il y a eu un décalage général et persistant entre la tentative de former un plan d’urbanisme correspondant à la réalité et cette même réalité qui se construisait de façon quasi autonome.

L’absence de planification a eu des conséquences importantes, menant par exemple au comblement de 850 km de cours d’eau par l’urbanisation galopante et peu contrôlée. Le système néolibéral de l’antiparochi et l’échec d’une planification urbaine globale en top-down ont également exclu la question du dessin de l’espace public des préoccupations urbaines d’aménagement, dans une ville où le foncier, à l’exception des rues, est presque entièrement privé. L’indifférence envers le dessin d’un espace dit ‘public’ dans une ville ‘privatisée’ en a fait un résidu des constructions bâties, un espace gardé minimal pour une exploitation foncière maximale. L’absence de stratégie concernant l’espace ouvert a laissé place à une multitude d’espaces publics miniatures et improvisés, constitués de l’agglomération de quelques objets et créés par l’ombre d’un arbre ou d’un immeuble.

La polykatoikia, produit standard d’un urbanisme sans planification

La polykatoikia (poly, multi, -katoikia, résidence) est quasiment l’unique typologie de logement qui compose le tissu très dense d’Athènes. Produit architectural unique du système antiparochi, cette typologie est infiniment répétée en s’adaptant à la parcelle et aux voeux du client, remplaçant peu à peu le paysage néoclassique d’Athènes. Son développement coïncide avec les Trentes Glorieuses en Europe, période pendant laquelle le libéralisme économique, la consommation et la modernisation deviennent un standard de vie. Tout le monde, du propriétaire au constructeur, y trouve son compte, résultant en un considérable boom immobilier dans les années 1950. On compte alors 35 000 polykatoikia construites à Athènes entre 1950 et 1980 (et seulement 1000 avant 1950). La polykatoikia devient donc l’incarnation d’un nouveau mode de vie se rapprochant de la culture moderne ‘à l’occidentale’.

La polykatikoia est une forme d’architecture sans architecte. La mise en place de cette typologie s’est faite de manière collective et presque intuitive, entre investisseurs, propriétaires, clients et constructeurs. Les architectes étaient quasiment absents dans la mise en place de ce phénomène. La typologie des polykatikoia appartient cependant au rationalisme de l’époque d’après-guerre : certains y voient la réalisation de la maison Dom-Ino de Le Corbusier, par la flexibilité de la trame poteau-poutre, l’accessibilité des techniques de construction, et la mise en place d’une architecture ‘de remplissage’. Si la polykatikoia évoque certains attributs typologiques du modernisme architectural (plan libre, toit-terrasse, balcon filant), elle en est débarrassée de son programme esthétique et politique. La capacité transformatrice de son architecture est aujourd’hui convoquée afin de répondre aux nouveaux schémas familiaux et aux mutations entraînées par la crise économique.

Publicité de vente d’un appartement dans une polykatikoia.
‘C’est votre jour de chance ! À vendre, un appartement 6 pièces, 7 boulevard Vassili Sofias’

C’est en somme une construction de la ville par ‘bricolage’, autant sur le plan constructif que dans le dialogue entre les acteurs, investisseur-propriétaire ou investisseur-client, qui est représentée dans ce système. L’urbanisme grec n’a finalement eu pratiquement aucune influence sur le développement de la ville : cette dernière a été modelée par les ingénieurs des transports, par la politique et la réglementation fiscale, et par le système clientéliste.

Sources

DELORME, Olivier, La Grèce et les Balkans, Tome III, Folio, Gallimard, 2013
DRAGONAS, Panos, Design Adventures in Ad-Hoc Urbanism : Mapping the Connections between Construction Industry, Real Estate and Modern Architecture in Greece, Archithese, avril 2014
DRAGONAS, Panos, An Obituary for the Greek City of Repetition, MAS Context 21, printemps 2013
DRAGONAS, Panos, After the Apartment Block, Domes 02/14, mai 2014
KAPSIMALIS, Alexandros, Athens Urban Block. In Search for Improvement in the Inner-city Living, MAS Thesis ETH ARCH, 2012
PREVELAKIS, Georges, Athènes : urbanisme culture et politique, L’Harmattan, 2000
Theocharopoulou, Ioanna, The Housewive, the builder and the desire for a polykatoikia apartment in postwar Athens, in Hilde Heynen, Negociating Domesticity Spatial: Productions of Gender in Modern Architecture, 2005
TSIOMIS, Yannis, Athènes à soi-même étrangère. Naissance d’une capitale néoclassique, Parenthèses, 2016
Wodsitsch, Richard, The vernacular in polykatoikia, in Made in Athens, catalogue de la Biennale d’architecture de Venise, 2012

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