Burdigala. Archéologie d’une ville oubliée

Qui sait encore ce qu’est (ou était) Burdigala ? Tapez sur internet, vous trouverez aux premiers résultats : un hôtel, une croisière en bateau ou encore une bière bio ! Forte de cette expérience, je vous propose de revenir sur certains détails et traces urbaines pouvant nous rappeler le souvenir de cette ville romaine et de son développement ; car si sa contemporaine, Bordeaux, gagne de plus en plus de notoriété, Burdigala, elle, s’évanouit peu à peu.

Burdigala entourée de ses remparts vers 260 de notre ère, illustration attribuée à Pierre-Claude de la Gardette, extrait de l’ouvrage de Dom Devienne, Histoire de la ville de Bordeaux, 1771


Des noms qui parlent

La toponymie est un allié intemporel. Souvent connus et utilisés à tort, les noms des lieux et des rues sont les témoins d’une activité ou d’un élément physique marqueur d’une époque. Aujourd’hui renommés –parfois même plusieurs fois de suite- et noyés dans un plus grand nombre de noms « contemporains », certains d’entre eux restent les fiers représentants d’une histoire méconnue.

Prenons l’exemple le plus flagrant : demandez autour de vous, on vous dira spontanément que Bordeaux veut dire « au bord de l’eau », étant donné sa proximité avec la Garonne et son estuaire. Etonnamment, son nom antique n’est étymologiquement lié ni à l’un, ni à l’autre. « Burdigala » a été fondée au 1er siècle avant J.-C par un peuple gaulois. Installée sur un plateau sableux des Landes, à l’embouchure de la Devèze –un affluent de la Garonne aujourd’hui canalisé-, la ville a longtemps été cernée de marais. C’est cette situation géographique que l’on retrouve dans son nom. En effet, selon la langue antique aquitanique, burd- signifie « boueux » et cal- « abri, crique » : « un abri dans les marais »[1]. Il ne s’agissait donc pas d’un bord d’eau tranquille, mais d’une situation géographique plus précise et moins… glorieuse. Burdigala deviendra en basque « Bordale », puis en gascon « Bordèu », avant de trouver son nom actuel « Bordeaux ».

Grande ville commerciale quel que soit le siècle, Bordeaux a conservé le nom des « barrières ». Ces dernières –barrière de Toulouse, barrière Saint-Genès, barrière Judaïque, etc- correspondent aux anciennes entrées de la ville (XIIIe siècle). On y prélevait l’octroi, une taxe imposée à tous visiteurs voulant introduire quelconque marchandises. Si les portes ne sont plus actives ni visibles depuis 1928, leurs noms continuent malgré eux à tracer l’ancienne limite de la ville, aujourd’hui remplacée par un large boulevard.

De manière plus ponctuelle, nous aurions pu trouver de nombreux indices d’implantations géographiques des remparts successifs de la ville au travers des noms de rues, si celles-ci n’avaient pas été renommées : le cours Victor Hugo a remplacé la rue du fossé de la ville ; la rue du chemin de ronde devint la rue Saincric ; la rue des remparts Sainte-Eulalie laissa place à la rue de la miséricorde… Comme si ces chapitres de l’histoire n’avaient plus leur place dans notre société actuelle.


Des pierres muettes

Ville fortifiée par les romains, les limites protectrices de la ville furent repoussées et reconstruites à plusieurs reprises. Peu de traces de ces remparts successifs sont encore visibles à Bordeaux mais, comme dans plusieurs autres villes, certaines portes monumentales illustrent ces temps révolus.

Pour se protéger des attaques barbares, les romains établissent, en 286, un castrum rectangulaire : une enceinte fortifiée de 740 m sur 480 m avec des murs de 10m de haut et 5m de large. Il ne subsiste de cette épaisse construction qu’un bloc de pierre situé dans la cour d’un ilot maintenant bâti (l’ilot de la Tour de Gassies). Contrairement à ce que l’on peut imaginer, aucune des portes historiques aujourd’hui patrimoine de la ville de Bordeaux ne correspond à cette première enceinte, dont rien n’a été conservé.

La seconde génération de remparts fut édifiée au XIIIe siècle, doublant la superficie de la ville intramuros. La porte Cailhau et la Grosse Cloche sont deux beaux témoins de cette époque médiévale. D’une trentaine de mètres de hauteurs, elles étaient incorporées aux remparts, leur donnant un rôle de portes défensives. Commémorative de la victoire de Charles VIII contre les Italiens à Fornoue pour la première, la seconde est un massif clocher surmonté d’une girouette en forme de léopard (hérité de la domination anglaise). Elles font partie des cinq monuments les plus visités de Bordeaux et font ainsi honneur à cette période peu représentée, bien qu’elles en soient aujourd’hui des témoins isolés. Le château Trompette est l’exemple le plus caractéristique de l’impopularité du patrimoine bâti de l’époque : construction ordonnée par Charles VII et terminée en 1661, le château Vauban fut rasé à la limite des fondations en 1818. Bien que des vestiges aient été découverts sous la place des Quinconces, ils ne sont pas accessibles au public et ne seront à priori jamais valorisés, comme peuvent l’être ceux de l’ancien Château du Louvre, en partie visibles au sous-sol du Louvre de Paris.

Carte postale datant du début de XXe siècle montrant la porte Cailhau et ses remparts
Photographie de la Porte Cailhau actuelle, patrimoine isolé, par Franck Iren et Christine Pinheira

Enfin, le XVIIIe siècle laissa quatre autres portes, aujourd’hui isolées et dépourvues de leurs guichets piétons latéraux. La porte de Dijeaux -construite en 1748 à l’emplacement même d’une ancienne porte romaine- est richement sculptée de symboles de la puissance de la ville et de la royauté, tout comme la porte d’Aquitaine, véritable arc de triomphe construit en 1753. C’est à cette même illustration de pouvoir que nous devons la porte de Bourgogne, édifiée en l’honneur du duc de Bourgogne en 1755, ainsi que la porte de la Monnaie qui conduisait en 1758 à l’Hôtel de la monnaie où était frappé la monnaie de Bordeaux. Notons donc que ces quatre monuments remarquables ne sont plus d’utilité défensive comme leur situation donne à croire, mais des marqueurs de pouvoir et de richesse de la ville de l’époque.


Un passé camouflé

Parlons-en, de cette époque où Bordeaux s’est très largement développée et enrichie. Burdigala brilla pendant près d’un siècle grâce au commerce de matériaux et de denrées alimentaires avec la Bretagne et la Grande Bretagne, depuis son port établi sur la Devèze. Son aura commerciale ne s’éteignit pas, jusqu’à se placer au XVIIIe siècle au premier rang des ports français, et au second rang des ports mondiaux (après Londres). Pour cela, Bordeaux pris grandement part au commerce négrier, grâce à 411 expéditions qui la place au troisième rang des ports français de la traite. Le commerce colonial développa ensuite les échanges de Bordeaux vers une grande partie de l’Europe, mais aussi les Amériques, le Canada, l’Afrique, l’Inde et la Chine. La Garonne était couverte de bateaux et ses berges servaient à charger et décharger les produits. Espace utilitaire, dégagé et en pente douce où les marins et les marchands se rencontraient, le port de la Lune est aujourd’hui tout aussi célèbre mais pour bien d’autres raisons. Cette histoire marchande a été effacée des mémoires communes pour laisser place à un aménagement paysager de renommée internationale sans aucun lien avec le souvenir tragique du commerce triangulaire : les quais de Bordeaux, poétique miroir d’eau et parterres fleuries aux accents agricoles.

Le port de Bordeaux, collection des ports de France, 1757, archive municipale de Bordeaux
Le réaménagement des quais de Bordeaux (1999-2008) par Michel Corajoud, photo de PassionAquitaine

Les quais ne sont pas les seules transformations donnant lieu à des quiproquos entre histoire et renommée actuelle. Je pense évidemment à la rue Sainte Catherine, une des rues commerçantes les plus dynamiques de Bordeaux, repère des bordelais et des touristes de tous horizons. Si elle a été élue rue piétonne la plus longue d’Europe, on oublie trop souvent qu’elle est –et a toujours été- avant tout la rue structurante de la ville construite par les romains : le cardo de Burdigala.


La ville de Bordeaux doit son développement et sa renommée à son histoire -qu’elle soit géographique, défensive ou commerciale-, mais les traces de ce passé semblent être gommées peu à peu. A-t-elle vraiment besoin de s’en affranchir afin de s’épanouir ? Il semble en tout cas que la politique de développement de cette métropole bordelaise ne laisse pas place aux réminiscences du passé, mais se tourne plutôt vers un avenir sous les feux des projecteurs.


[1] Michel Morvan, Noms de lieux du Pays basque et de Gascogne, Paris, éditions Christine Bonneton, 2004, 231 p, p. 12

Bibliographie :
  • BARRAUD Dany et CAILLABET-DULOUM Geneviève, Burdigala. Bilan de deux siècles de recherches et découvertes récentes à Bordeaux, accessible en ligne : bib.cervantesvirtual.com/portal/simulacraromae/libro/c13.pdf, dernières consultation le 27 septembre 2019
  • MARCH Alexander, « Le Château-Trompette de Bordeaux et son décor architectural », Bulletin Monumental, 1996, Volume 154 Numéro 4 p. 317-327
  • MORVAN Michel, Noms de lieux du Pays basque et de Gascogne, Paris, éditions Christine Bonneton, 2004
  • Jean-Paul VIGNEAUD, « L’histoire des barrières », Sud Ouest Bordeaux Rive Droite, 25 décembre 2013
  • « La France des records : Sainte-Catherine à Bordeaux, la reine des voies piétonnes », Le parisien, section culture et loisir, 19 juillet 2016
  • Les amateurs du patrimoine français : cestenfrance.fr, dernières consultation le 27 septembre 2019
  • Site officiel de la ville de Bordeaux : bordeaux.fr, dernières consultation le 27 septembre 2019

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