Antoine Barth
En Inde, la région du Pendjab, comme de nombreux territoires adjacents, est maillée par un réseau de villages. Dans cette région où le sol est principalement dédié à l’agriculture, ces villages apparaissent comme des points positionnés de façon équidistante sur un fond uniforme ; les terres cultivées. Distants de 1 à 5 kilomètres, ils sont reliés par un réseau de chemins qui sont également les moyens d’accès aux terres. Les activités agricoles occupent la majorité de leurs habitants.
Si l’on quitte cette vue d’ensemble pour zoomer sur l’un d’entre eux, on peut essayer de cibler certaines caractéristiques qui sont communes à l’ensemble de ces villages. Jhanjheri peut, à se titre, nous offrir quelques informations. Ce village forme un ensemble d’habitations, bâti autour de quelques voies au tracé sinueux. Le noyau semble particulièrement dense, les voies ne s’élargissent que très occasionnellement pour marquer des espaces collectifs. Autour de ce centre se placent quelques bassins, nécessaires pour l’approvisionnement en eau dans une région où la conservation de cette rare denrée a toujours été un enjeu. Enfin, une voie au dessin géométrique, parfaitement alignée sur les axes cardinaux, ceinture et contient l’ensemble. Cette voie circulée, appelée phirni, correspond au lal dora – littéralement « ruban rouge » – qui définit, depuis 1908 (sous le régime colonial britannique), un dedans et un dehors au village. De cette manière, on délimite un espace constructible dans lequel peuvent être bâtis des logements et des commerces, et le territoire dédié aux activités de la communauté, à savoir l’agriculture. Ce système permet de limiter l’urbanisation et de différencier les espaces privés des espaces communautaires.

En 1947, l’Inde obtient son indépendance et la région du Pendjab est scindée en deux parties ; l’une, pakistanaise, conservera la capitale Lahore, tandis que la future capitale de l’autre, l’indienne, sera voulue par Jawaharlal Nehru dès 1949. Ce dernier fera appel à Le Corbusier en 1950 pour la construction de la ville : Chandigarh. Une fois le site choisi, la décision de raser les 59 villages présents sur le site a été prise afin d’effacer ces lieux qui ne correspondaient pas aux attendus hygiénistes des CIAM et de donner une « page blanche » à l’architecte.
En 1966, on fait le choix d’agrandir la ville dans une seconde phase d’urbanisation pour accueillir une population toujours plus nombreuse. Ce nouveau plan, bien qu’il n’ait été qu’esquissé par Le Corbusier (décédé en 1965), tentera de conserver certains principes du système de la ville. Cette fois-ci cependant, la pression de différentes organisations aura pour conséquence la préservation des villages. On pensera donc un plan directeur qui les inclue dans le système, non pas sans influence sur ces derniers. Ils ne seront pas rasés mais un droit de préemption gouvernemental privera les agriculteurs de leurs terres en dehors du lal dora. A l’intérieur de cette limite, les villages conservent leur autonomie et leurs règles, notamment en termes de gestion et d’urbanisme.
Cette méthode aura des conséquences communes à de nombreux villages. En premier lieu, ces villages vont devenir des zones d’accueil pour les populations les plus pauvres qui arrivent en ville ; parmi eux, ceux qui bâtissent la ville privilégieront ces villages aux bidonvilles et aux camps qui leur sont dédiés (1). D’un autre coté, les villageois vont se saisir de cette occasion pour quitter leurs activités agricoles et valoriser leurs logements ; ils se spécialisent dans l’hébergement de ces nouvelles populations. Le place du commerce gagne en importance, on y propose alors ce qui n’est pas vendu dans la ville. Enfin, et en plus de ces transformations économiques et sociologiques, l’influence de l’arrivée de la ville se traduit par une densification urbaine du village.
Venons-en maintenant à nous rapprocher de l’un de ces villages inclus dans Chandigarh. Burail, dont les origines remontent au XVIIè siècle, s’est développé autour d’un fort et de la route qui y mène. Avec la seconde phase d’urbanisation, sa croissance démographique a été très soutenue et, très rapidement, l’activité principale du village est devenue l’accueil des populations qui ne pouvaient se permettre de loger dans la très chic ville de Chandigarh. La densité de population y est dix fois supérieure à celle de la capitale ; on y trouve une multitude d’hôtels à bas coût et d’activités économiques qui y sont liées. Burail s’est progressivement bâti pour occuper l’intégralité des terres comprises dans le périmètre du lal dora, les bassins ont été remblayés, la ville s’est densifiée. Profitant du fait que les règles d’urbanisme de Chandigarh ne s’appliquent pas au village, les constructions ont progressivement remplis les espaces libres, se sont surélevées tout en conservant les tracés initiaux. L’absence de contraintes quant aux règlements de construction et l’absence de vision ont eu pour conséquence le développement de bâtiments plus denses et plus hauts que les précédents sur un plan qui, bien que non planifié, bénéficiait de l’expérience du savoir commun de la ville traditionnelle.

On se retrouve alors dans une ville où les fines rues, uniquement accessibles à pied ou en moto, sont si comprimées qu’il est difficile d’y voir le ciel. Dans l’étude qu’il consacre à ces villages, Mayank Ojha note cependant la présence de différents espaces ouverts faits de cours intérieures, de dents creuses qui permettent à la collectivité de se retrouver ou de commercer (2). Bien que peu nombreux, ces espaces perdurent dans le temps face à la pression économique et offrent à voir l’apport de la puissance collective sur l’urbanisme spontané.

L’arrivée de la ville a eu une influence considérable sur ces villages. Au-delà des retombées économiques, de nombreux enjeux y naissent. Comment gérer les services nécessaires à de tels quartiers (gestion des déchets, accessibilité des policiers, des pompiers et des ambulances) dans des endroits bénéficiant de leur propre autonomie et n’ayant jamais été planifiés pour ? Comment dépasser la spécialisation du villages dans l’accueil d’une force de travail modeste (6 habitants sur 7 de Burail sont des hommes) ? Il semble d’ores et déjà évident que les villages seuls ne parviendront pas à répondre à ces problématiques. Se pose alors la question de la responsabilité de la ville moderne et planifiée sur l’entité plus spontanée qu’elle inclue et influence : la ville traditionnelle.
- (1) – Lambert, L., « Les forteresses prolétariennes », Médiapart, 10.12.14, [En ligne] https://blogs.mediapart.fr/leopold-lambert/blog/101214/les-forteresses-proletariennes
- (2) – Ojha, M., « Nested cohabitation: the modern city & urban villages », Macmillan Publishers India Ltd, 2011, [En ligne] https://www.academia.edu/6161360/NESTED_COHABITATION_THE_MODERN_CITY_and_URBAN_VILLAGESa