
Depuis une vingtaine d’années, on assiste à une prise de conscience concernant l’espace public : ce n’est ni un espace figé ni un espace monofonctionnel et surtout il appartient à tout le monde. Au delà de faire partie des préoccupations des élus municipaux, des aménageurs, on observe des initiatives de la part d’usagers « non initiés » afin de s’emparer de l’espace public.
L’urbanisme tactique quésaco ?

De manière caricaturale, cette méthode d’urbanisme associe trois idées directrices : l’échelle locale et petite, le faible coût et le court terme. Cette expression conceptualisée par Mike Lydon en 2010 regroupe aujourd’hui d’autres nombreuses dénominations variant selon d’un côté ou de l’autre de l’atlantique. De « guerilla urbanism », à « pop-up urbanism » en passant par « acupuncture urbaine » : les expressions toujours plus imagées les unes que les autres fleurissent pour catégoriser ces mêmes principes d’urbanisme.
Initialement, l’urbanisme tactique est une manière de répondre rapidement et efficacement aux besoins des citadins, sans attendre le consentement des élus publics. En effet, comme le processus de transformation des espaces publics est accéléré, les retours d’expériences sont immédiats. Ce serait une critique de la longueur du temps voir de l’immobilisme des processus de planification.
L’approche tactique est basée sur la flexibilité. En effet, les projets réalisés sont de petites tailles et rapides à mettre en œuvre, ce qui facilite la modification et la transformation au cours même de la construction. Le but est ici d’éviter un résultat final et figé que les concepteurs ont longtemps idéalisé mais qui n’est pas toujours à la hauteur des attentes des usagers. L’urbanisme tactique permet de faire émerger les usages de façon spontanée : en leur laissant la possibilité d’évoluer dans le temps en concordance avec les aménagements qui s’adapteront à eux et non le contraire.
Une réclamation de justice spatiale, si récente que ça ?

Cette “nouvelle” façon de construire l’espace commun traduit véritablement une rupture entre les besoins des habitants et la planification des villes considérée comme trop technique et hiérarchique.
Pour l’exemple français, elle prend racine dans la critique du modèle des grandes opérations d’aménagements après-guerre : ces revendications et contestations du pouvoir centralisé s’inspirent de l’ouvrage Le droit à la ville du philosophe français Henri Lefevbre. Il accuse cet « urbanisme des administrateurs liés au secteur public (étatique) »(1)négligeant l’humain en réduisant la ville à un réseau de circulation, de communication, de décision et d’information. En ce sens, il préconise une méthode d’urbanisme qui pourrait devenir une « pratique sociale concernant et intéressant l’ensemble de la société. » (2)
1 Lefebvre (Henri), Le droit à la ville, 1968 p. 21-2
2 Id., p. 37. « En temps que pratique sociale, l’urbanisme a déjà dépassé le stade initial, celui de la confrontation et de la communication des experts, celui de la réunion des analyses parcellaire : ce qu’on nomme interdisciplinaire. »
En ce qui concerne l’Amérique du Nord, cette planification se traduit par les suburbs et les grands programmes d’autoroutes. Jane Jacobs « attaque les idées reçues en matière de planification et de reconstruction. »(3) Les acteurs de l’urbanisme tactique adhèrent à ses écrits. Dans son ouvrage, Survie et déclin des grandes villes américaines, publié en 1961, elle fonde l’intérêt de la rue, dans la construction d’une confiance entre les citadins afin de viser le vivre ensemble de l’espace public. L’auteur remet en question le rôle des experts de l’aménagement dans le processus de production de la ville.
3 Jacobs (Jane), Survie et déclin des grandes villes américaines, 1961 p. 17
C’est donc l’approche bottom-up qui qualifie ce processus d’urbanisme tactique, pas si récent que ce qu’il aimerait laisser croire. L’initiative part de l’échelon le plus bas de la hiérarchie citoyenne pour être pris en compte par les élus et autres autorités juridiquement compétentes. En d’autres termes, la procédure du projet débute de l’usager final qui intègre le processus de conception et parfois celui de décision. Cette manière de procéder permet de considérer davantage les attentes des habitants quant au projet final, en les identifiant à la base du processus.
« L’urbain est ainsi, plus ou moins, l’œuvre de citadins au lieu de s’imposer à eux comme un système : comme un livre déjà terminé. »
(4)
4Lefebvre (Henri), Op. cit., p. 64
Comment la Mairie de paris s’empare de ces dynamiques d’urbanisme tactique
Pour se restreindre au cas français et notamment parisien, nous observons depuis quelques années une forme d’institutionnalisation de ces démarches : les appels à projets urbains innovants, le budget participatif mais surtout des exemples comme l’évolution des sept places parisiennes et la reconquête de la petite ceinture en sont la preuve. Les deux derniers projets expérimentent ces méthodes de mutation et d’appropriation que l’on pourrait ainsi qualifier d’incrémentales et participatives : échanges, analyse, contruction avec les usagers pour adapter et préciser le projet.
La ville communique et revendique largement ces démarches participatives. On peut dès lors s’interroger sur la véritable finalité de l’utilisation des principes et outils de l’urbanisme tactique dans les grands projets d’aménagements portés par les instances officielles.


Quelle temporalité pour quelle finalité ?
Ces initiatives temporaires exercent-elles leur finalité dans leur durée limitée ? Ou permettent-elles d’ouvrir la réflexion sur de futurs aménagements urbains ?
Nous avons vu que les pouvoirs publics tendent à inscrire ces constructions temporaires dans une démarche de planification plus large, en les diffusant comme plateforme de participation publique en temps et échelle réels. Le but est alors d’utiliser cet outil d’urbanisme afin de concevoir des lieux de vie urbains adaptés au contexte, aux usages, et aux usagers. Les interventions d’urbanisme tactique forment des prototypes d’aménagements pour l’espace public qui constitue dès lors un environnement idéal pour expérimenter et essayer : un laboratoire urbain. Le but est alors d’aboutir à une solution pérenne dont la faisabilité et l’appropriation par les futurs usagers aura été testée.
Echelle locale = différenciation identitaire ?




Le paragraphe suivant s’assume être très caricatural pour amorcer une réflexion plus large. Force est de constater que ces interventions éphémères qui fleurissent dans de nombreuses villes du monde s’uniformisent matériellement et participent ainsi à l’homogénéisation et la globalisation de nos espaces et de nos modes de vie. L’échelle de l’urbanisme tactique, que l’on qualifiait de locale admet de nouveaux enjeux plus larges, qui dès lors, peuvent avoir une répercussion globale. On peut se demander si un but de cette revalorisation urbaine – dans sa volonté d’embellir et d’innover l’urbain – ne serait pas de concurrencer les autres villes du monde afin d’attirer les populations les plus solvables, connectées, touristes et capitaux ? Cela rejoint l’idée du tourisme et de l’attractivité concurrentielle des grandes métropoles entre elles développée par Saskia Sassen dans La ville globale : New York. Londres. Tokyo. Les grandes villes acquièrent ainsi un nouveau rôle stratégique au rang mondial. Les frontières tendent à disparaître avec l’émergence des nouvelles technologies de l’information et de la communication connectant facilement les citoyens mondiaux entre eux.
Une démarche qui se dépolitise et s’éloigne de ses revendications premières
Alors qu’à l’origine, la flexibilité, l’autonomie et l’initiative citoyenne distinguait cette démarche de la stratégie urbaine et de la conception scientifique de l’espace, ces interventions ont été progressivement soutenues, appropriées voir initiées par les administrations publiques et même par des acteurs privés. Ces derniers s’emparent de cette démarche pour finalement mettre en oeuvre leur propre stratégie d’aménagement urbain. C’est alors que la démarche initialement informelle devient un argument « à la mode » pour la ville qui cherche à promouvoir la qualité des futurs aménagements tout en embellissant sa ville ponctuellement.
Stratégie concurrentielle et marketing de la part de la ville ou simplement démarche participative et sociale, l’urbanisme tactique fait aujourd’hui débat. Dans tous les cas, la finalité de cette démarche continue sa mutation, et son ancrage dans le présent rend l’analyse plus complexe. Bien qu’elle s’éloigne visiblement des principes de l’urbanisme traditionnel, j’y reconnais personnellement une évolution dans le processus de conception des villes qui implique davantage ces citoyens, et s’attache à l’importance des usages. Les pouvoirs publics rendent leurs actions plus transparentes et accessibles. Il me semble que cette dimension d’expertise d’usage est intéressante dans le sens où elle investi la mémoire des lieux et représente une clef essentielle pour leur appropriation L’urbanisme n’est pas seulement le pouvoir de projeter l’avenir des villes, c’est aussi la capacité d’attirer et d’intégrer les usagers dans leur processus de développement.
Bibliographie
1 – Delbaere (Denis), La fabrique de l’espace public. Ville, paysages et démocratie, Paris, Ellipses, Coll. La France de demain, 2010
2 – Gehl (Jan), Pour des villes à échelle humaine, Montréal, Écosociété, 2013
3 – Jacobs (Jane), Déclin et survie des grandes villes américaines, Marseille, Parenthèses, 2012 (première édition : 1961)
4 – Lefebvre (Henri), Le droit à la ville, Paris, Editions Anthropos, 1968
5 – Sassen (Saskia), La ville globale : New York. Londres. Tokyo, Paris, Descartes et Cie, 1996