Plus que l’ère Meiji (1868 – 1912) ou l’arrivée de l’occidentalisation sur l’archipel japonais, c’est certainement l’héritage et les traces laissées par l’époque Tokugawa (1603 – 1867) qui structurent, même aujourd’hui, le Japon contemporain. Cette période recèle une modernité précoce, qui permet en autre l’éclosion de l’économie du marché et le développement d’une urbanité caractéristique. La ville constitue une grande partie de la mémoire populaire du Japon contemporain : même brûlée, dévastée, reconstruite, la ville japonaise garde les traces d’une mémoire spatiale. Assistons à l’émergence de Edo, capitale du shogunat, et bourgeon de la future plus grande ville mondiale : Tokyo.
Le règne des Tokugawa à Edo
Le shōgun (général, chef des armées), prenant le pouvoir par la force, avait autorité sur tout le territoire nippon. Il était responsable de l’ordre intérieur, chef des armées, chargé des relations avec les pays étrangers et « décidait de la guerre et de la paix »… Ainsi, la ville, centralisant progressivement la féodalité militaire en son sein, a été un réel moyen pour ce nouveau pouvoir de gouverner, d’affirmer sa puissance et de générer de nouvelles richesses. Installer la capitale shogunale à Edo permettait également de s’éloigner de la capitale impériale, Kyoto. La « porte de la baie », Edo, était à l’origine un village de pêcheurs proposant un positionnement stratégique : au contact des collines du plateau de Musashino et d’une plaine alluviale, nichée au fond d’une baie et à proximité d’une débouché du fleuve Tone, la ville jouissait du réseau hydrographique de la plaine du Kanto permettant de stimuler le transport maritime.

Le règne Tokugawa constitue une souche de la culture populaire japonaise, présentant un lien très fort avec la ville. Elle aura su faire diffuser au fil des siècles ses modèles culturels, dont sa culture urbaine qui présente une grande originalité. Edo, ville de marchands et d’artisans, est une source de créativité par deux vecteurs : la scène — en particulier le kabuki (forme épique du théâtre japonais traditionnel)— et le quartier des plaisirs, dont Yoshiwara est le plus grand exemple. C’est ici que se développent les arts, les modes et les goûts de l’époque. La population ne s’entrave pas de principes ou d’interdits religieux : on peut la dire pragmatique. Cette culture urbaine se détache du confucianisme qui se révèle être réservé à l’élite, ainsi que du bouddhisme qui s’efface face à la vie quotidienne du peuple. Enfin, cette culture populaire se caractérise par un dialogue entretenu entre la ville — foyer de la culture — et les campagnes. La population urbaine se renouvelle sans cesse par un va-et-vient des citadins dans leurs provinces respectives et offre ainsi à la ville une perméabilité tant à la culture populaire qu’à la culture de la ruralité.
Edo est une ville essentielle dans les prémices de l’urbanisme nippon : elle connut une croissance extraordinaire au cours du XVIIe siècle. Elle agit —, et ce, même aujourd’hui en son nom de Tokyo — comme un véritable aimant à migrations urbaines. Un quart des mouvements de population nipponne entre 1590 et 1720 eurent pour foyer cible la capitale du shogun, à défaut de la capitale de l’empereur, Kyoto. De par sa culture marchande et la richesse de sa production artisanale, elle constitue alors le nœud du réseau national de communication et d’échange du Japon. Ce trafic contribue à entretenir le rayonnement culturel de la ville.
Organisation traditionnelle de la ville nipponne
La ville japonaise, comme Edo, se constituait traditionnellement en trois quartiers. Cette ségrégation des quartiers comprenait des règles strictes et engendrait des constructions de style uniforme. Ainsi, la ville japonaise se forme autour du château, constituant un quartier de militaires, fonctionnaires et serviteurs du seigneur. Les habitations des samouraïs se juxtaposaient à des jardins selon une disposition codifiée d’après le rang et le prestige familial. À l’inverse de l’harmonie et le dispersement des quartiers de nobles, la ville marchande s’entasse tout autour, constituée à la fois de grands entrepôts et de petites échoppes. Dans ces petites ruelles, les boutiques, ateliers et grands magasins se mêlent aux habitations selon une intégration des fonctions économiques et résidentielles. Enfin, le dernier quartier comprend les fonctions sociales telles que les temples, cimetière, maisons de plaisir, théâtres, sports… Chacun de ces quartiers était généralement ceinturé par des fossés, des palissades ne permettant d’y circuler qu’en respectant les nombreuses coutumes et règlements qui rythmaient la ville et qui hiérarchisaient la société nippone de cette époque.
La ville et le temps
Le rapport des Japonais avec la ville est tout autre que la nôtre en Occident. Dans la mythologie au Japon par exemple, il n’existe aucune ville « des origines » ou de cité mythique telle que Romulus et Remus à Rome ni de ville « d’origine divine » comme Jérusalem. Les Japonais virent la ville selon une double médiation. En effet, elle se place comme médiateur entre l’ordre cosmique et le monde, et entre l’homme et la nature. La seconde médiation fut beaucoup plus durable. Retenons : la ville appartient au temps. C’est peut-être ce qui lui confère son caractère moderne : contrairement aux villes occidentales où l’on cherche à faire dialoguer la ville et la campagne, au Japon, ce partage a été traditionnellement moins marqué. Il y a une simultanéité des fonctions commerciales et agraires : kyo ni anaka ari, soit « dans la capitale, il y a la campagne ».
Au cœur de l’enjeu de l’urbanisation, il y a donc une relation structurante entre le temps et l’espace. Deux conceptions de la temporalité influent sur la relation entre la ville et le temps : le renouvellement cyclique — que l’on retrouve dans le shintoïsme — et l’impermanence des choses, « mujo », provenant du bouddhisme. De plus, l’utilisation pour la construction des bâtiments de matériaux végétaux (bois, papier de riz, bambou, etc.), sujets à dégradation prévisibles et les destructions par séismes ou incendies renforcent ce caractère éphémère des villes. Ces principes donnent naissance à une conception d’une ville construite selon une « planification de l’éphémère ». La ville est périssable, transitoire. L’ukiyo, dit « le monde flottant » synthétise cette conception de la ville et de mode de vie urbain chez les Japonais à l’époque Edo. Cette culture se développa dans les quartiers chauds de Edo, où les estampes, les fameux ukiyo-e (estampes japonaises) naissent et y narrent les « images du monde flottant » : geishas, acteurs de kabuki, lutteurs de sumo, samouraïs…

Intégrant ce caractère éphémère de la ville, les Japonais sont dans un dialogue de renouvellement incessant avec l’urbain. La conception de la ville nipponne a survécu à travers les siècles : il s’agit d’une succession de moments, à l’image d’une pièce de kabuki. La ville — la pièce — est composée d’actes portant des significations propres, mais dont le lien entre chacun reste nébuleux.
Edo a su créer, entretenir et diffuser un domaine culturel qui grandira au fil des années. Lieu de rencontre entre la ruralité — véhiculant sa culture par l’immigration entre autres — et la culture de l’élite guerrière — de par son statut de capitale shogunale — Edo fit naître une culture urbaine spécifique. La ville fut ainsi le théâtre de la création de la matrice de la modernité japonaise.
Sources :
- Philippe PONS, « D’Edo à Tokyo – Mémoires et modernités », Éditions Gallimard, 1988
- Sylvain AUROUX, « La pensée japonaise », PUF, 2019
- Pierre SOUYRI, « Histoire du Japon médiéval : le monde à l’envers », Tempus, 2013
- Jean-François SABOURET, « Japon : peuple et civilisation », La découverte-poche, 2014
- Jean Marie BOUISSOU, Philippe PONS, Mieko MACÉ, « Le Japon : des samouraïs à Fukushima », FAYARD, 2011
- François DOUMENGE, « L’urbanisation et l’aménagement de l’espace au Japon » (premier article). In: Cahiers d’outre-mer. N° 88 – 22e année, Octobre-décembre 1969
- Céline PAJON, Valérie NIQUET, Paul AKAMATSU, Vadime ELISSEEFF, « JAPON (Le territoire et les hommes) – Histoire », Encyclopædia Universalis
- Philippe PELLETIER, « TOKYO », Encyclopædia Universalis