
Hanoï, capitale tentaculaire du Viet-nam, est l’une des rares villes du pays à avoir conservé son centre urbain ancien. Le « quartier des trente-six rues » constitue le noyau de la partie « marchande » de la « Thang Long » fondée au XIe siècle. Il est situé entre la citadelle et le fleuve Rouge, au nord du lac Hoan Kiem et était jusqu’au XIXe siècle le centre névralgique de la ville, qui avait alors cédé à Hue –plus au centre du pays- le rôle de siège du pouvoir. Les commerçants viennent toujours des villages alentours pour y vendre leurs marchandises et s’y regroupent encore selon leur corporation artisanale. Chaque rue porte un nom d’activité ou de marchandise : rue de la Soie, rue des Tailleurs ou encore rue des Changeurs.
Une réglementation stricte a déterminé la physionomie de ce quartier. La largeur des bâtiments ne devait pas dépasser trois à quatre mètres, ce qui favorisa le développement d’un parcellaire en lanières, tout en longueur, avec certaines parcelles pouvant atteindre 120 mètres de long pour à peine 3 mètres de large. Ce centre –appelé aussi quartier trente-six corporations- se caractérise par une impressionnante compacité où on peut dénombrer par endroit près de 84 000 habitants par km². Ce tissu urbain dense et atypique est le témoin d’incrémentations et d’une agrégation urbaines qui se sont accélérées entre le XVe et le XVIIe siècle. Perçue par les français, à leur arrivée en 1882, comme une citée autour de laquelle gravitait un ensemble de villages périphériques, il s’agissait en réalité d’un système urbain complet qui trouvait sa cohérence à l’échelle de tout un territoire et où les interactions entre les différents quartiers et villages urbains, les phuongs, étaient régies par une économie urbaine structurante. Ce modèle de ville marchande ouverte sur son territoire dont la morphogenèse prend racine dès sa fondation, a été profondément chamboulée par la transformation d’Hanoi à la fin du XIXe siècle en capitale coloniale, mais semble montrer de nos jours des signes de résilience.

UNE GENESE MARCHANDE ET UNE ECONOMIE URBAINE A L’ECHELLE DU TERRITOIRE
Bien que l’évolution de la ville n’en laisse que quelques traces, le paysage originel d’Hanoi est celui d’une cité aquatique et lacustre où non seulement l’eau délimitait la ville et son territoire en en faisant une sorte d’ile, mais qui lui offrait aussi un formidable réseau de communication. Cette hydrographie est un catalyseur favorable aux échanges commerciaux qui seront à l’origine même de sa genèse.
Le site d’Hanoi s’est fixé entre les VII-IXe siècles, entouré d’eau et de voies navigables, entre le cours changeant du fleuve Rouge à l’est, le « lac de l’ouest » au nord et la rivière Tô-Lich qui constituait alors la limite ouest de la ville. A sa fondation au XIe siècle, Thang Long n’obéit pas au modèle traditionnel de la plupart des capitales d’Asie orientale, organisées selon trois citées hiérarchisées : la cité interdite, où réside le souverain, la cité impériale, qui abritait la cour et les organes administratifs, et enfin la cité civile où loge et travaille la population. La ville civile et marchande a précédé la « cité impériale », terme dont on ne retrouve les premières mentions que deux siècles plus tard, et qui désignait parfois toute la ville voire même accueillait aussi les résidences de certains membres de la famille impériale au sein des quartiers populaires.
Les premières murailles plutôt réduites et modestes ne sont pas là uniquement pour servir d’élément de séparation et de distinction mais surtout d’interface et de lieu d’échange. Les paysans venaient vendre leurs produits aux portes de la cité et la ville se définissait d’ailleurs pendant longtemps par l’association entre fortification et échanges. Au Viêt-Nam comme en Chine, la ville était longtemps désignée par l’expression « murailles-marché ». A partir du XIVe siècle, la ville prend l’appellation commune de « Kè Cho’ », soit « le marché » ou « gens du marché ». On observe l’émergence d’une une économie urbaine ou se développent davantage les échanges entre la ville et ses campagnes, qui étaient jusque-là limités par les manufactures impériales. Se structurent dès lors autours d’une série de marchés qui s’installent, dans la continuité de la logique précédente de « muraille-marché », aux portes de la cité. Si aujourd’hui seul le marché Don Xuan persiste, on en comptait jusqu’à huit au XVIIIe siècle. Soumis à des calendriers stricts, ces marchés étaient d’abord éphémères avant de devenir permanents. On y retrouvedes produits qui ne sont plus tout simplement vendus là où ils sont cultivés où confectionnés. Les paysans complètent leurs revenus par la production d’un artisanat qui est relayé par des marchands ruraux auprès des marchands des phuongs centraux où les boutiques-ateliers sont en pullulent désormais.
Hanoi est alors composée d’une centaine de villages, des phuongs, sans nécessairement qu’ils soient en continuité les uns des autres. La ville trouve sa cohérence par l’imbrication économique de ces derniers. Elle n’est pas définie pas comme une unité d’urbanisation continue mais comme un système d’une centaine d’unités interdépendantes, liées par des interactions sociales et commerciales, régulées et organisées à l’échelle de son territoire. Cela se retrouve dans la représentation cartographique de la ville que fait Pham Dinh Bach en 1873. Dans ce Hanoi qui n’est plus capitale depuis près d’un demi-siècle, la citadelle en est qu’un tracé nostalgique laissée à l’abandon. Il s’agit d’un cluster marchand abritant sa multitude de phuongs connectés par un système d’étangs et un incroyable réseau capillaire de canaux, dont les plus importants sont devenus par la suite des artères et les plus modestes des ruelles, les « ngo », de l’ouest et du sud.

LES PHUONGS : UNITES URBAINES ET TERRITORIALES, LOCALISEES ET SPECIALISEES
La division de la ville en soixante-et-un quartiers ou « Phuongs » est une décision impériale datant du XIIIe siècle. Traduire le terme Phuong par « quartier » ou « village urbain » rend mal le contenu de cette division urbaine et territoriale. La traduction du terme phuong est d’ailleurs délicate puisque pouvant se traduire par « village », alors qu’il est pourtant ce qui est caractéristique de l’urbain à Hanoi pendant près de dix siècles. Au VIIe siècle, le phuong désignait initialement une unité d’habitation, un bout de terrain assimilable à un pâté de maisons, un village dans la ville, dédié à la fois à la production artisanale, au commerce et à l’agriculture. Les phuongs sont à Hanoi les éléments constitutifs et générateurs de la ville. Ils assurent la cohabitation d’environnement « villageois » et « urbains » ainsi que la présence de l’agriculture dans la ville. On retrouve encore dans le Hanoi contemporain, les topologies architecturales et urbaines que cette relation entre ville et campagne a su créer.
Dans la Thang Long impérial, le mot renvoi à une case de l’échiquier urbain –à l’instar de la centuriation romaine – où est rassemblé un même corps de métier ce qui a mené à une spécialisation de ces derniers selon leur emplacement géographique, leur proximité et le besoin d’eau des activités de ce dernier. Les phuongs marchands et artisanaux se trouveraient pour l’essentiel là où ils sont encore de nos jours, dans le « Hanoi des trente-six rues ». D’autres devaient leur prospérité à leur position par rapport au voies navigables. Certains étaient couverts de vergers, de cultures maraichères, voire de rizières. Les quartiers occidentaux se vouaient généralement à la culture du riz, les quartiers situés en bordure des étendues d’eau se consacraient à l’élevage du ver à soie, et ceux du sud aux cultures maraichères. On distingue deux grands types de phuongs : les phuongs ruraux reparties en chapelets et en périphérie autours de phuongs marchands appelés plus tardivement pho-phuongs.
La singularité du découpage commerçant de Hanoi, tient en la distinction entre le phuong « quartier » ou « village dans la ville », Pho, « la rue », qui est un espace occupé par les villageois y vendant leur production agricole et le pho-phuong, ou « rue-quartier » qui désigne un quartier divisé en plusieurs rues, c’est-à-dire des espaces incluant une voie bordée d’échoppes avec les arrières boutiques et les cours intérieures, les ateliers et les logements en fond de parcelle. C’est la confusion entre phuong et pho qui a donné naissance à l’expression « Hanoi des trente-six rues », forgées en référence aux nombreux quartiers corporatifs qui existaient au XVe siècles.
Les rues n’existaient pas initialement dans les « quartiers ou phuongs ruraux » qui étaient situés en dehors de la ville marchande et ressemblaient à des villages. Ils étaient spécialisés soit dans une production artisanale lourde ou agricole selon leur proximité avec l’eau. Ce sont les phuongs du centre qui abritaient les rues commerçantes portants le nom de la marchandise qu’on y vendait. Le terrain initial est recoupé, au fur et à mesure du développement des échanges, par des rues (pho) qui deviennent ainsi des façades commerciales. Les Pho sont de véritables devantures où sont exposés les marchandises produites ou assemblées à l’intérieur des échoppes, au cœur de ces parcelles. Cette organisation est à l’origine de du tissus à lanière du centre d’Hanoi permettant de maximiser le nombre de devantures sur la rue, où réside la toute la valeur foncière de la parcelle.

LA RUPTURE FRANCAISE ET LA CONTINUITE POSTCOLONIALE ?

Dès leur arrivée, les autorités coloniales françaises portent sur Hanoi un regard différent de celui que pouvait porter Pham Dinh Bach dix ans plus tôt. Le génie militaire en charge de cartographier la ville, se contente de représenter ce qui est dense et urbanisé. Sur les cartes des années 1880, Hanoi n’est plus assise dans son grand territoire on y oppose une ville symbolique délimitée qui ne tient pas compte des dynamiques qui ont participé à sa fabrication. Cette rupture dans la perception de la ville, se retrouve dans les plans d’extension d’Hanoi. Sa transformation en capitale de l’Indochine française se fera par le comblement des canaux et cours d’eau navigables et par l’absorption et la fusion des phuongs ruraux. La représentation graphique est révélatrice du statut des villages urbains et du rapport ville/campagne que les autorités retiennent.

L’un des premiers plans de Hanoi dressé par le gouvernement vietnamien indépendant, renoue avec les représentations anciennes où la zone urbaine n’est pas dissociée de son territoire. Ce plan préfigure la planification ultérieure que connaitra la capitale sur un plus large territoire. A partir des années 80, des réformes du Doi moi, le boom économique des années 90 et l’explosion démographique qui l’a accompagné, de vastes ensembles multifonctionnels appelés « nouvelles zones urbaines » (ou khu do thi moi, ou KDTM) sont apparus sur les franges de la métropole. Le schéma directeur de 2010 serait-il à la recherche d’une forme de persistance de la structure spatiale du phuong dans le Hanoi contemporain ?

REFERENCES
CERISE Emmanuel, « Le rapport entre ville et villages à Hanoi à travers les plans historiques » , les Carnets du paysage n°20 « Cartographies », Versailles, Editions Actes Sud et l’Ecole Nationale Supérieure du Paysage, 2010
LABBE Daniel et MUSIL Clément, Les « nouvelles zones urbaines » de Hanoi (Vietnam) : dynamiques spatiales et enjeux territoriaux,Article 12, Mappemonde.mgm.fr septembre 2017
MANGIN France, Hanoï à travers sa cartographie : Lectures successives, Les annales de la Recherche Urbaine, 1996
PAPIN Philippe, Histoire de Hanoi, Paris, Fayard, 2001
PAPIN Phillipe, Histoire des territoires de Ha-noi : Quartiers, villages et sociétés du XIXe au début du XXe siècle, Paris, Les Indes savantes, 2013
POUYLLAU Michel, Le modèle territorial d’Hanoï. Les hommes, l’eau et la terre, Cahiers de la Méditerranée, 2000