Décrypter la ville ancienne : l’exemple de l’analyse morphologique des tissus urbains traditionnels par Alain Borie & François Denieul

Traiter d’un sujet d’urbanisme traditionnel implique nécessairement de le comprendre. Étudier, lire et décrypter les villes constituent une discipline à part entière : l’analyse urbaine. Différentes approches existent.

La méthode présentée ici se focalise sur une étude morphologique des tissus urbains traditionnels, exposée au sein d’un ouvrage publié en 1984 pour le compte de l’UNESCO.

Si des nuances existent, les auteurs Alain Borie, architecte, et François Denieul, urbaniste, s’inscrivent dans la lignée des promoteurs français de l’analyse typo-morphologique – Philippe Panerai, Jean-Charles Depaule, Marcelle Demorgon –eux-mêmes largement influencés par l’école italienne organisée autour de Saverio Muratori et Aldo Rossi.

Leur précis méthodologique d’analyse des tissus urbains traditionnels s’accompagne d’une mise en pratique sur le village de Noyers en Bourgogne, cité médiévale préservée au cœur d’un méandre du Serin, affluent de l’Yonne et de la Seine.

Image aérienne du village de Noyers – Google Maps

Décomposer la ville complexe

Les tissus urbains traditionnels se distinguent par la riche imbrication des éléments qui les composent, par leur complexité héritée de leur évolution sur le temps long. Comment parvenir à une forme de simplification afin de les rendre intelligibles sans pour autant les dénaturer ?

À l’image d’Erik Orsenna dans son dernier ouvrage1, l’analogie avec le corps humain est fréquente lorsque l’on tente de comprendre une ville : « Aucune comparaison n’est plus pertinente : toute ville est corps. Un corps vivant. »

Alain Borie et François Denieul usent de cette métaphore, allant jusqu’à proposer une approche physiologique de la ville. Tout comme un médecin identifie au sein du corps humain le système digestif ou le système respiratoire, ils proposent de décomposer la ville à l’aide de quatre systèmes structurants : le parcellaire, le réseau viaire, le bâti et les espaces libres. Ces systèmes nous disent-ils regroupent et étudient « la manière dont sont organisées les relations entre les composants de même nature morphologique.2 »

Le système parcellaire. La parcelle est traditionnellement l’unité foncière de base de la ville. Elle se distingue par sa forme – en lanière, rectangulaire, trapue – , sa dimension, ses éventuelles subdivisions. Le système parcellaire s’intéresse à leur articulation. Il est à noter que plusieurs systèmes parcellaires peuvent être juxtaposés, souvent témoins de différentes phases d’urbanisation.

Étude du système parcellaire de Noyers – Borie & Denieul (p62)

Le système viaire. Les voies desservent les parcelles et le territoire de la ville. Les caractéristiques morphologiques de ces rues peuvent être variées : linéaire, en boucle, en résille. En se combinant « par juxtaposition, par inclusion, par superposition3 » ces systèmes de rues forment une trame viaire plus ou moins régulière, plus ou moins hiérarchisée.

Le système bâti. La méthode utilisée ici assume de ne pas rentrer dans le détail du type architectural en se concentrant sur l’étude de l’emprise au sol des masses construites. Il existe différentes typologies simplifiées de bâtiments : le plot, le bloc linéaire, le bâtiment à cour. Assemblés, ces bâtiments peuvent former un système bâti ponctuel, linéaire ou planaire.

Le système des espaces libres. Les espaces libres sont dépendants et définis par les espaces bâtis ; ils en sont l’exact négatif. Ils permettent de s’intéresser aussi bien à la morphologie des places qu’aux cœurs des îlots privés.

Pour chacun de ces composants, Alain Borie et François Denieul définissent des typologies. Lorsqu’elles sont de même nature morphologique, ces typologies peuvent être regroupées au sein de sous-systèmes cohérents. Eux même assemblés, ces derniers composent l’ensemble du système parcellaire, viaire, bâti ou des espaces libres d’un tissu urbain donné. Autrement dit, le système bâti d’un village à l’urbanisme traditionnel par exemple, est très souvent composé d’un bâti planaire au sein de son noyau historique, d’un bâti linéaire dans ses faubourgs et d’un bâti ponctuel au delà. Le système bâti de l’ensemble n’est logiquement pas uniforme et possède ici différents sous-systèmes.

La décomposition des systèmes parcellaires, viaires, bâtis et des espaces libres est commode pour faciliter la lecture de chacune de ces entités. Pour autant, « il ne faut pas croire que ces systèmes possèdent une totale autonomie de structure vis à vis des autres.4 »

Il convient dès lors d’étudier leurs relations, de recomposer théoriquement le tissu urbain étudié.

Les interactions entre systèmes affinent et enrichissent les typologies d’étude

Une telle recomposition s’avère délicate. Alain Borie et François Denieul préconisent de procéder par étapes, en privilégiant les associations les plus évidentes : les systèmes viaires et parcellaires constituent ensemble le mode de distribution d’un territoire tandis que les systèmes bâtis et des espaces libres expriment davantage le mode d’occupation. Différentes approches sont développées.

La première consiste à s’intéresser en premier lieu au mode de distribution du territoire. L’étude des rapports entre systèmes viaires et parcellaires selon des critères que les auteurs qualifient de topologiques, géométriques ou dimensionnels, permet de dresser une première liste de typologies. Pour chacune d’entre elles, on étudie les conséquences des différentes variantes liées au mode d’occupation. En réalité, on prend uniquement en compte ici les systèmes bâtis, considérant que les espaces libres sont leur exact négatif. On affine ainsi le modèle d’analyse par des combinaisons de types.

La seconde approche est assez similaire. Pour associer directement mode de distribution et mode d’occupation, on s’intéresse d’abord à leur système respectif le plus structurant, à savoir les systèmes viaires et bâtis. On obtient ainsi des typologies comme suit : tissu à système viaire linéaire à bâti ponctuel ou encore tissu à système viaire en résille à bâti planaire. Là encore, à chacune de ces typologies, on ajoute une variable pour enrichir l’étude, liée aux relations avec le système parcellaire par exemple.

Ces deux modèles théoriques ont en commun d’essayer de recomposer un tissu urbain en tenant compte d’un maximum de systèmes. Malgré une approche séquencée, ils n’en restent pas moins complexes à utiliser sur un tissu urbain réel. La preuve en est que pour étudier les relations entre les différents composants du tissu urbain de Noyers, Alain Borie et François Denieul développent une troisième approche : la comparaison couple par couple.

L’ensemble des combinaisons possibles entre quatre systèmes aboutit à six paires différentes. Chaque étude des rapports entre ces différents couples apporte son lot d’enseignements. L’étude spécifique des relations entre le parcellaire et les espaces libres par exemple, permet de révéler le rôle des places dans la résolution des conflits géométriques du parcellaire. Une des caractéristiques du tissu urbain de Noyers, relève de son système parcellaire relativement géométrique prenant l’ascendant sur l’espace public. Il en résulte un système d’espaces libres crénelés ayant une forme géométrique que les auteurs qualifient de moins pure.

« Un pittoresque certain résulte de l’enchaînement inattendu de ces espaces triangulaires.5 » Ces relations entre les différents systèmes composant un tissu urbain ont un effet majeur sur la morphologie de la ville ; un tel travail permet de les comprendre.

Une approche opérante aujourd’hui ?

Quelque peu datée, l’analyse typo-morphologique dans son ensemble a été remise en question, notamment à la suite des travaux de Rem Koolhaas à l’approche plus conceptuelle. Les critiques semblent recevables : pas assez portée vers l’opérationnel, inopérante pour analyser des villes à l’échelle toujours croissante, valable uniquement dans des tissus relativement homogènes…

La méthode présentée ici n’en reste pas moins précieuse pour tenter de comprendre les logiques de constitution d’un tissu urbain traditionnel, de tenter de saisir les différentes étapes de son évolution. À l’époque d’une nécessaire construction de la ville sur la ville, elle est au moins un moyen de comprendre avant d’agir…

1 GILSOUL Nicolas, ORSENNA Erik – Désir de villes – 2018 (p11)

2 BORIE Alain, DENIEUL François – Méthode d’analyse morphologique des tissus urbains – 1984 (p3)

3 Idem. (p19)

4 Idem. (p4)

5 Idem. (p43)

Laisser un commentaire