Si l’on observe le mot « paysage », outre ses origines étymologiques d’ « étendue de pays », on peut y voir l’association de pays- et -âge. Cette lecture implique intuitivement la notion de temps et d’évolution. Difficile alors de parler de « modernité » lorsque l’on s’attache à un élément qui nous dépasse en force et en âge. Pour moi, la réelle modernité est donc l’apparition de la profession de paysagiste en tant que professionnel du paysage, qui a mené à la formation de ces professionnels.
Du jardinier au paysagiste
Pour la plupart des français, le paysagiste est tout d’abord associé au jardinier. Bien que le métier de jardinier et celui de paysagiste se soient différenciés, il est vrai que leurs racines sont communes. Depuis le XVIIe siècle, André Le Nôtre est, en France, le visage marquant de la profession. Considéré communément « jardinier paysagiste »[1], il exerçait en réalité en tant que premier jardinier du roi Louis XIV de 1645 à 1700. Son travail de conception et d’aménagement du parc et des jardins du château de Versailles le rendit particulièrement célèbre. Dans son titre de « jardinier » est compris l’entretien, mais aussi la création des jardins par le dessin de l’espace. André Le Nôtre apporte une nouvelle dimension à cet espace en intégrant une réflexion sur la ville et le paysage alentour; c’est ainsi qu’il imagina, pour renforcer la perspective et l’ouverture du regard, un axe partant des Tuileries vers la colline de Chaillot. Cet axe deviendra l’épine dorsale de l’aménagement ouest parisien qu’on appellera par la suite les Champs Elysées [cf fig. 1]. C’est en s’accrochant au paysage, en sortant des murs d’enceinte du jardin clos qui sont une caractéristique forte des jardins du Moyen-Age, qu’André Le Nôtre engendre le passage du terme de jardinier à celui de paysagiste.

Apparition du terme spécifique de paysagiste grâce au mouvement hygiéniste
Au XIXe siècle apparaît aux Etats-Unis le terme de Landscape architect (architecte du paysage), utilisé pour la première fois par les architectes Calvert Vaux (1824-1895) et Frederick Law Olmsted (1822-1903). Le paysage est, à l’époque, utilisé par le courant de pensée hygiéniste sous différentes formes, dont les principales sont l’apport de bien-être individuel par l’offre d’une nature urbaine de proximité (en opposition avec la nature sauvage), la mixité des classes et la revalorisation foncière. Ces trois volontés se combinent dans les réflexions sur de nouvelles formes d’urbanisme, et sont particulièrement bien exploitées avec la création des « parcs urbains ». Le travail du paysagiste s’éloigne des grands parcs et jardins privés et se montre au public. Ces parcs urbains sont développés en tant que système de parcs par Frederick Law Olmsted à la fin du XIXe siècle [cf fig. 2]. Le paysage est alors intégré à la notion de géographie : le développement urbain est pensé en liaison avec les forces géographiques alentours telles que les vallons, les affluents des vallées principales… Les projets sont vus comme des amplificateurs, s’appuyant à très grande échelle sur la géographie naturelle existante.

La profession de paysagiste en tant qu’aménageur se développe ensuite en Europe. La France se dote de nombreux travaux urbains améliorant, entre autre, la circulation de l’air et des hommes. Le modèle américain est repris en 1906 par le paysagiste Jean Claude Nicolas Forestier, plus particulièrement l’idée de nature urbaine de proximité, qu’il développe à Paris avec les avenues-promenades, les parcs suburbains, les grands parcs urbains, les petits parcs, les jardins de quartier[2]. Grâce au mouvement hygiéniste, le paysage sort de l’espace privé et se municipalise. Il devient l’atout d’une nouvelle formation urbaine en accord avec l’évolution de la société. D’après Pierre Donadieu, au XIXe siècle : Le domaine du paysage « donn[ait] à voir et à comprendre les relations déterministes entre les faits de la nature et les faits de société »[3].
Evolution du rôle du paysagiste dans la société : l’apport de l’urbanisme des grands ensembles
La reconstruction d’après guerre, aussi appelée trente glorieuses, met l’architecture à l’honneur avec une ère de planification massive. Que ce soit dans un contexte de villes nouvelles, d’expansionnisme du lotissement ou des grands ensembles, le paysagiste doit apporter pragmatisme et inventivité afin d’adapter la notion de parc urbain à celle d’espaces verts accompagnant les nouvelles constructions (principalement des logements).

Le plan Voisin de Paris, Le Corbusier, 1925 
La cité Radieuse (Marseille), Le Corbusier, 1945-1952 
Struttura urbana monomorfa, Archizoom, 1970 
Quartieri paralleli per Berlino, Archizoom, 1969 
Les Châtillons (Reims), Jacques Simon, 1968 
Villeneuve (Grenoble), Michel Corajoud, 1974
paysagères, XXe siècle
Les paysagistes résistent à la tabula rasa des architectes des années 1960/70. En effet, l’architecture moderne, poussée par la théorie d’un urbanisme universel, s’affranchit du site et de la géographie. Le Corbusier (1887-1965) en est un exemple sans pareil. Après son coup d’éclat du Plan Voisin en 1922 [cf fig. 3], proposant de reconstruire Paris sur un socle plat et nu de toutes constructions antérieures, son principe d’unité d’habitation est une illustration concrète de cette théorie du « hors-sol ». La Cité radieuse de Marseille est la première et la plus célèbre de ces unités : édifiée entre 1945 et 1952, elle repose entièrement sur pilotis [cf fig. 3].
Les enjeux de la relation société/nature, soulevés par ce mouvement, interrogent et amènent à la critique, comme le montre le groupe italien Archizoom (1966-1974) avec ses projets par l’absurde. Ces puissants montages montrent ce que pourrait être le développement des villes selon la démarche moderniste de l’époque [cf fig. 3].
Face à cette déferlante constructive, les paysagistes « sont là comme des médecins face à une pandémie d’un nouveau genre »[4]. La sortie de terre des grands ensembles amène une grande quantité de mètres cubes de déblais à gérer, des espaces d’entre-deux à « verdir » avec peu de budget; ce qui a valu au paysagiste le surnom de «planteur»[5]. La dimension horticole est sûrement celle qui était la plus représentative du travail paysagiste de l’époque, comme nous le rappelle Marc Claramunt : « les paysagistes d’alors sortent de l’ENSH, Ecole Nationale Supérieure d’Horticulture de Versailles qui forme des ingénieurs horticoles (comme Gilles Clément par exemple). Une section « Paysage » y avait été créée en 1945 par le Général De Gaulle dans le but de reconstruire les beaux sites de la France ravagés par la Seconde Guerre mondiale »[6].
Cette ingénierie horticole, enrichie des découvertes et des voyages faits par les paysagistes à l’âge d’or des villes coloniales, amène en Europe des paysagistes renommés à souhaiter l’autonomie de leur profession. Le titre de paysagiste DPLG s’officialise en 1961, créant un rapprochement avec la profession d’architecte (le titre d’architecte DPLG apparaît officiellement en 1914). Une rupture est alors faite avec le paysagiste de verdissement des projets d’architecture moderniste. Jacques Sgard utilise les déblais des travaux du quartier de La Défense (Paris) pour « faire exister le terrain » grâce à des jeux de mouvements de sol au parc André Malraux de Nanterre; Jacques Simon revendique lors du projet de quartier des Châtillons à Reims (1968) [cf fig. 3], «l’autonomie du projet de paysage dont l’impact doit égaler en force celui des bâtiments peu soucieux de leur intégration»[7]. De cette même génération, Michel Corajoud a lui aussi participé au déploiement de la relation paysage – architecture, comme on peut le voir au quartier de La Villeneuve à Grenoble où le parc et les bâtiments sont englobés dans un paysage de buttes géométriquement parcourues d’alignements d’arbres [cf fig. 3].
« [revendication de] l’autonomie du projet de paysage dont l’impact doit égaler en force celui des bâtiments peu soucieux de leur intégration » Jacques Simon[7]
Cette période des trente glorieuses a permis au paysagiste de quitter son étiquette purement horticole et a mis en avant la figure d’un paysagiste pluridisciplinaire, caractérisé par un savoir-faire de concepteur aux connaissances transversales. De manière paradoxale, c’est en se rapprochant des autres disciplines et en travaillant ensembles (« à la fois ingénieurs, architectes, paysagistes et urbanistes »[8]) qu’il affirme son titre et sa position vis à vis de ces dernières. Suite à une prise de conscience environnementale, et « à condition cependant qu’une demande politique éclairée et engagée s’interroge sur la possibilité de lui donner forme et aménité »[9] (ajoute Ariella Masboungi), les paysagistes deviennent les « grands raccommodeurs des tissus urbains mal-en-point »[10], faisant le lien entre les préoccupations concernant le cadre de vie de la population de plus en plus urbaine et les échecs des extensions urbaines soit disant raisonnées et maîtrisées. Cette « irrésistible ascension des paysagistes»[11] est soutenue par l’Etat par la naissance, dès les années quatre-vingt-dix, d’un véritable enjeu de politiques publiques. ∎
Violette Salin
BIBLIOGRAPHIE :
[1]. Nous considérons l’opinion publique d’après la page de renseignement Wikipédia sur André Le Nôtre, Wikipédia : fr.wikipedia.org/wiki/Andr%C3%A9_Le_N%C3%B4tre, dernière consultation le 22 octobre 2019
[2]. Jean Claude Nicolas Forestier, Grandes villes et systèmes de parcs. Paris : Hachette, 1908, in Fanny-Anaïs Leger-Smith, Evolution des pratiques des paysagistes face aux enjeux écologiques de la conception urbaine , discipline : aménagement de l’espace, sous la direction de Walid Oueslati, université d’Angers, 2014
[3]. Pierre Donadieu, Les paysagistes ou la métamorphose du jardinier, Arles, acte SUD/ENSP, coll. « Paysage », 2009
[4]. Auguste Berque, La pensée paysagère, Paris, Archibooks, 2008, in Pierre Donadieu, Les paysagistes ou les métamorphoses du jardinier, op.cit.
[5]. Marc Claramunt, « Evolution et état des lieux du métier de paysagiste » , Openfield numéro 1, janvier 2013, consultable en ligne sur : revue-openfield.net/2013/01/13/levolution-et-etat-des-lieux-du-metier-de-paysagiste/, dernière consultation le 22 octobre 2019
[6]. Marc Claramunt, « Evolution et état des lieux du métier de paysagiste » op.cit.
[7]. Bernadette Blanchon-Caillot, « Pratiques et compétences paysagistes dans les grands ensembles d’habitation, 1945-1975», Strates, 13 | 2007, en ligne depuis le 5 novembre 2008 : journals.openedition.org/strates/5723, dernière consultation le 22 octobre 2019, §51
[8]. Ibid. §15
[9]. Ariella Masboungi, « Le paysage comme outil d’un renouveau de la pensée urbaine, comment penser la ville en cours de constitution ? », in Penser la ville par le paysage, sous la direction de Ariella Masboungi, éditions de la Villette et DGUHC, ateliers Projet urbain du 15 mai 2001, 2002, p.8
[10]. Marc Claramunt, « Evolution et état des lieux du métier de paysagiste », op.cit.
[11]. Dossier « Paysagiste, un métier réinventé ? », D’Architecture, n°166 aout/septembre 2007, p.52-64, p. 54
ICONOGRAPHIE :
Figure 1. * Israël Silvestre, Vue des jardins de Tuileries, XVIIe siècle, techniques diverses, 383 x 528 Musée du Louvre, Paris
* Photo des Champs Elysées depuis la grande roue, 1 juillet 2016, source : fr.wikipedia.org/wiki/Avenue_des_Champs-%C3%89lys%C3%A9es
Figure 2. Emerald Necklace, Boston Parks Department & Olmsted Architects, National Park Service Olmsted Archives, domaine public : commons.wikimedia.org/w/index.php?curid=10279471
Figure 3. * Le plan Voisin de Paris, Le Corbusier, 1925, © Fondation Le Corbusier FLC-ADAGP
* La Cité Radieuse Marseille Le Corbusier © Verdu – ministère de la Reconstruction et de l’Urbanisme
* Struttura urbana monomorfa, © Archizoom
* Quartieri paralleli per Berlino, © Archizoom
* Reims. Zup des Châtillons, avant le réaménagement © B. Blanchon
* Villeneuve à Grenoble. Paysagistes Corajoud, Ciriani, Huidobro (AUA) © Gérard Dufresne