Les Gratte-Ciel de Villeurbanne, réalisation et réappropriation d’une utopie

« Les sociétés aménagent leur environnement en fonction de l’interprétation qu’elles en font, et réciproquement elles l’interprètent en fonction de l’aménagement qu’elles en font » Augustin Berque,19951

La Cité des Gratte-ciel de Villeurbanne construite entre 1930 et 1934 est révélatrice de la relation réciproque existant entre la ville idéelle et la ville réelle.

Cet espace est le produit d’une vision d’une société moderne, d’un idéal de l’homme nouveau, d’une construction imaginaire d’une société fondée sur les principes du progressisme social et de l’universalisme. Avant-gardiste du mouvement moderne architectural et urbaniste, le quartier du centre-ville de Villeurbanne repose sur la croyance sociale hygiéniste en la capacité de l’environnement architectural à changer l’homme et la société. Le produit plastique pensé offre alors un ensemble urbain à caractère universaliste constitué de deux « gratte-ciel », d’immeubles à gradins à usage d’habitat social et d’équipements socio-culturels publics.

Si l’interprétation a guidé le geste architectural et urbanistique de Môrice Leroux donnant ainsi cette forme caractéristique à cet espace, désormais patrimonialisé, l’aménagement réalisé lie les interprétations contemporaines de la ville. Cette interdépendance est révélée par le projet de réaménagement de certains quartiers périphériques situés au nord au site. L’enjeu est d(y étendre et d’adapter la centralité aux besoins contemporains. Pour autant, l’utopie moderniste des années 1930, qui a trouvé à se réaliser, paraît à nouveau opérer, configurant le processus de renouvellement urbain. L’ordonnancement, le toit terrasse et les gradins ont été considérés comme des éléments constitutifs à répéter.

Le centre-ville produit et projeté questionne alors le lien entre utopie et réalité, entre interprétation et aménagement.

Réalisation d’une utopie social-municipale

« Utopie réalisée » pour Gilles Ragot, le quartier des Gratte-Ciel de Villeurbanne met en œuvre un contre-projet sociétale s’affranchissant des contraintes idéelles et matérielles du passé. L’utopie qui mu le projet est animée par l’idée d’un langage plastique universel et d’une capacité de l’architecture à construire un meilleur monde. Témoignant de la puissance évocatrice de la modernité entre deux guerres, l’aménagement se veut soucieux de l’amélioration des conditions de vie des travailleurs.

La « forme de gouvernement »2 de l’espace et des hommes est ainsi construite pour transcender une réalité laborieuse et désœuvrée. Villeurbanne est dans les années 1920 un territoire rural à caractère industriel, situé au ban de Lyon. Les maisons y étaient éparses, les baraques informelles dispersées. L’originalité du projet de Lazare Goujon, maire SFIO élu en 1924, tient à l’ampleur du changement des pratiques architecturales et urbanistiques et la rupture qu’elles opèrent avec les habitudes culturelles, réglementaires, financières qui lui sont contemporaines.

La politique d’aménagement s’inscrit plus largement dans le mouvement du socialisme-municipal redéfinissant le pouvoir local lequel prenant son essor dans la loi Bonnevay (1912) et s’affirmant dans l’entre-deux guerres. Le développement des « municipalités-providences »4 (notion empruntée à Renaud Payre) fait des communes, autant un échelon décisionnel caractérisé par la multiplicité d’acteurs interagissant et d’espaces s’enchevêtrant, qu’une pourvoyeuse de services publics. Le socialisme municipal conduit alors à la prise en charge de l’amélioration des conditions de vie et de l’éducation des populations ouvrières.

Cette période interventionniste marque le renouvellement du processus de décision entre les personnes publiques et privées. La coopération développée vise alors à « la satisfaction de besoins d’intérêts généraux aux moyens des procédés de la commande publique »5. Cette dernière, marginalisant le système de concession, pour lui préférer celui du partenariat, trouve à se réaliser par de nouveaux mécanismes dont le projet des Gratte-Ciel témoigne. La Société Villeurbannaise d’Urbanisme, société d’économie mixte (permise par le décrets-lois Poincarré, 1926), réunissant la commune et les entreprises de construction et le Palais du travail, est créée en 1931 pour concevoir et produire le quartier. Cette nouvelle organisation de la commande publique et ainsi de la maîtrise d’ouvrage a préfiguré le champ d’action urbanistique, conférant alors une grande liberté à Môrice Leroux pour mettre en œuvre les préceptes universalistes architecturaux et du socialisme-municipalisme politique.

L’universalisme de la forme et mixité fonctionnelle de l’espace

La Cité des Gratte-Ciel mais aussi la Cité de la Muette de Drancy et la Cité du Champ des Oiseaux de Bagneux, qui lui sont contemporaines sont les symboles avant-gardistes de l’industrialisation de la fabrique de la ville. La recherche de la facilité et de l’efficacité dans la production urbaine concoure à l’invention d’un langage architectural radicalement différent. L’universalisme du projet s’impose comme la réponse à la demande quantitative de logements. Le quartier comptera près de 1500 petits appartements équipés d’un chauffage collectif, d’ascenseur et d’une fourniture d’eau chaude.

Les formes géométriques du bâti sont préférées, le toit en pente est remplacé, et le décor est supprimé. Le refus des références culturelles et religieuses est assumé. L’ensemble homogène d’immeubles en gradins s’inscrit dans une conception ordonnée et symétrique le long d’une large avenue. Deux « gratte-ciel » marquent l’entrée de la perspective laquelle débouche sur un équipement public, l’hôtel de ville. Les tours de 19 étages, objets de fascination, illustrent la radicalité de la proposition.

Si la technique et les formes architecturales témoignent d’une rupture temporelle et spatiale, le projet s’inscrit toutefois dans un certaine continuité. Les quelques ornementations arts-déco des immeubles et la composition de l’espace le long d’une rue corridor et la monumentalité de l’hôtel de ville renvoient à une dimension traditionnelle de l’urbanisme autant que de l’architecture.

L’ensemble urbain à l’esthétique et au style international associe également une dimension sociale et fonctionnaliste. La réputation du quartier des Gratte-Ciel, tient autant à la forme de ses bâtiments qu’à la programmation de l’espace. L’implantation de logements sociaux comme éléments constitutifs et identitaires du centre-ville en fait un site remarquable pour l’époque. De part et d’autre de l’avenue, des commerces de proximité s’enchaînent. L’hôtel de ville tourne le dos au Palais du Travail devenu le Théatre National Populaire.

Le Palais du travail abrite une salle de spectacle et une brasserie, des locaux dédiés aux associations et aux syndicats, mais aussi une piscine et un dispensaire. Cet équipement public se veut être le lieu d’organisation des solidarités et de divertissement de la population ouvrière.

Patrimonialisation et extension d’une utopie

Le label « Architecture contemporaine remarquable »6 qui supplée à celui de « Patrimoine du Xxe siècle » créé en 1999, signale les immeubles, aux ensembles architecturaux, aux ouvrages d’art et aux aménagements de moins de 100 ans non protégés au titre des Monuments historiques. La Cité des Gratte-Ciel fait partie des 1 392 édifices et productions qui ont été labellisés. Si l’attribution du label contraint les usages du bâtiment, il valorise les lieux. L’identité de Villeurbanne s’est construite avec ce projet qu’elle n’hésite pas à valoriser comme élément d’attractivité. Le label engage le propriétaire à informer les autorités compétences de son intention de réaliser des travaux, mais permet à la commune d’étayer sa communication et de bénéficier d’aide technique. Ce procédé de patrimonialisation a enclenché le cercle vertueux de la reconnaissance de l’architecte Môrice Leroux, de la sensibilisation des propriétaires, de la préservation de fonds d’archives, et, sans doute, d’une meilleure préservation de cette architecture7 utopique.

Souhaitant donné une nouvelle dimension au centre-ville de Villeurbanne, pour l’adapter aux enjeux métropolitains et modes de vie quotidiens, les autorités locales ont développé un projet urbain inspiré de cette architecture audacieuse. « En maintenant l’Humain au centre des préoccupations, le défi est de proposer une architecture du XXIème siècle qui ait la même force et qui réponde aux exigences d’aujourd’hui de durabilité, de mixité et de qualité de vie. »8. L’Agence ANMA est le maître d’oeuvre de l’extension du quartier des Gratte-Ciel et de la reconfiguration de l’espace environnant. Le projet prévoyant le prolongement de l’avenue Barbusse et l’implantation d’immeubles en gradins de part et d’autre de l’axe, illustre bien la citation de Augustin Berque : « Les sociétés aménagent leur environnement en fonction de l’interprétation qu’elles en font, et réciproquement elles l’interprètent en fonction de l’aménagement qu’elles en font ».  

Crédit : ANMA https://www.anma.fr/fr/projets/gratte-ciel/

Mathilde Fraisse

Bibliographie

Utopies Réalisées, un autre regard sur l’architecture du XXe siècle, Gilles Ragot (2009)

Matthieu Adam, « Production de l’espace », Géoconfluences, janvier 2019.
URL : http://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/a-la-une/notion-a-la-une/production-de-lespace/

1http://geoconfluences.ens-lyon.fr/glossaire/heterotopie

2 L’Utopie ou Le Traité de la meilleure forme de gouvernement, Thomas More (1516)

4 http://www.histoire-politique.fr/index.php?numero=03&rub=comptes-rendus&item=42

5 François Wilinski. L’évolution du droit de la commande publique en France et en Italie à l’aune du P.P.P.. Droit. Université du Droit et de la Santé – Lille II; Università degli studi del Molise, 2015

6 https://www.culture.gouv.fr/Aides-demarches/Protections-labels-et-appellations/Label-Architecture-contemporaine-remarquable

7 Michèle François et Valérie Gaudard, « Labelliser le patrimoine du XXe siècle : stratégies et méthodes à travers l’exemple des Drac Île-de-France et Occitanie (Languedoc Roussillon et Midi-Pyrénées) », Patrimoines du Sud [En ligne], 9 | 2019, mis en ligne le 01 mars 2019, consulté le 24 octobre 2019. 

8https://www.grandlyon.com/projets/villeurbanne-gratte-ciel-centre-ville.html

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