Une lecture critique du « Paris en grand » de Roland Castro: le Grand Paris dénaturé?

L’idée du Grand Paris n’a pas été imaginée par N. Sarkozy en 2008, mais un siècle plus tôt, dès 1908, par la section « hygiène sociale, urbaine et rurale » du Musée social (fondation d’utilité publique fondée par F. Le Play, J. Siegfried et E. Cheysson en 1889)[1]. En effet, suite à l’annexion des faubourgs en 1860 et à l’importance des flux migratoires, se pose la question du mélange et de l’intégration de ces nouvelles populations venue des campagnes et de l’étranger pour trouver un travail. En 1919, un grand concours d’urbanisme est organisé sur le thème « Inventer le Grand Paris ». Le leplaysien L. Jaussely[2], remporte le premier prix en proposant un plan d’extension de Paris.

Le plan d’extension de Paris- Léon Jaussely, 1919

Le rapport, remis par l’architecte R. Castro à E. Macron le 25 septembre 2018, porte une vision globale du Grand Paris et de l’urbanité de demain, en inventant un nouveau modèle de métropole moderne, « heureuse, durable, connectée, attractive, solidaire et rayonnante ».

Ce rapport présente à première lecture de très nombreux aspects de la ville traditionnelle et culturelle, dont nous avons étudié les principes dans notre précédent article sur la ville leplaysienne. Nous verrons toutefois -en tentant de réaliser une étude critique de ce rapport- que la vision moderne que propose R. Castro pour le Grand Paris peut présenter certains aspects utopiques, qui entrent en contradictions avec les principes qu’il pose lui-même.

Moderniser le rapport Castro (2018)…

Le rapport semble se rapprocher du principe de réalité adopté par les culturalistes, par l’observation et la comparaison, en offrant au lecteur une analyse complète du territoire du Grand Paris, ainsi que de nombreuses données statistiques, géographiques, démographiques, urbanistiques, économiques, environnementales ou architecturales. Il se rapproche aussi du principe d’équilibre, en adoptant le principe de mixité. Face au manque de diversité fonctionnelle dans les grands ensembles, il exhorte de construire toujours plus de « lieux majeurs » dans les quartiers périphériques (école, gymnase, médiathèque etc). Il encourage la politique de mixité sociale et demande de « l’attractivité urbaine et architecturale » pour qu’elle puisse s’effectuer dans l’autre sens (attirer les classes moyennes et aisées dans les quartiers défavorisés). Il soutient également une mixité fonctionnelle au sein même des bâtiments. Dans cette continuité, il défend le principe de particularisme et la spécificité de chaque territoire, les « lieux de voyages poétiques et la ruralité dépaysante ». L’habitat doit être un lieu identifiable et valorisant, intégré dans un quartier « digne, charmant, souriant, avec sa part de repère et de secret, (…) qui vous raconte l’histoire ». Pour R. Castro, « la question de l’identité, de la singularité, de l’exceptionnalité des quartiers est fondamentale ». Il prône également, et dans une certaine mesure, le principe de subsidiarité, en définissant précisément ce que les communes et la société civile doivent faire. Société civile qu’il souhaite intégrer très largement dans le processus de fabrication urbaine, en « rendant Paris à la nation » et en laissant s’exprimer « l’initiative citoyenne dans les quartiers ». La ville doit être pensée et construite « par l’ensemble des citoyens ». Il se rapproche alors ici du principe de concertation définit par les leplaysiens.

Le principe d’équilibre dans le rapport Castro, se caractérise plus généralement par la volonté de construire la ville sans faire table rase du passé, en ne se comportant pas en « démiurge », comme l’ont fait les modernistes-utopiques du 20e siècle, qui construisaient une ville totalitaire ex nihilo. R. Castro constate une « régression dans l’histoire urbaine depuis la haine de Le Corbusier pour la ceinture HBM de Paris ». Sa position sur le plan Borloo de 2003 rejoint de très près l’héritage leplaysien dans l’urbanisme social. Il estime en effet que sur le plan symbolique, la démolition-reconstruction est en un sens, une table rase du passé, une table rase de l’architecture moderniste. Et que les habitants, « qui voient partir une partie de leur vie en fumée », peuvent ressentir une « disqualification de leur vie passée » : avec l’effondrement des tours s’effondrent également des vies.

L’ex-communiste R. Castro semble ainsi faire un demi-tour idéologique. Il dénonce en effet les territoires agressifs, la ville « uniforme, homogène, répétitive, monofonctionnelle, pseudo égalitaire, et enclavée ». Il loue le culturalisme et les logements sociaux en ceinture. Pour lui « les HBM construits sur la partie située entre les boulevards des Maréchaux et la limite extrême de la zone sont encore aujourd’hui l’une des plus belles formes de logement social ». La ville moderne qu’il décrit semble ainsi sous plusieurs points culturelle.


…avec « Inventer le Grand Paris » (1919)?

Toutefois, en imaginant déplacer les édifices institutionnels en dehors des frontières du périphérique, de placer les ministères régaliens à proximité des aéroports de Roissy ou d’Orly, de déménager la présidence de la République à Saint-Denis, en demandant que « partout, l’on soit au centre », en proposant de « gommer les frontières », de supprimer le périphérique, renommer toutes les villes Paris (Paris-La Courneuve, Paris-Le Vésinet, Paris Grigny, Paris-Sevran), le rapport parait s’opposer au principe de particularisme et se rapprocher de la volonté d’uniformisation et d’égalitarisme des modernistes. Nous proposons au contraire de favoriser au maximum la diversité, la richesse et la particularité de chacun de ces territoires. Nous avons vu que pour les leplaysiens, « l’ennui nait de l’uniformisme »[3]. Nous proposons que chacune des villes développe un urbanisme qui lui est propre, à partir de ses singularités. Préserver le centre-ville, l’identifier clairement, il est l’âme de la ville. C’est un lieu de repère pour les habitants. Comme les frontières, les centres villes cadrent, définissent, délimitent les espaces. A l’image de chaque maison qui possède des murs et une porte, les villes pourraient être délimitées distinctement. A Paris par exemple, pourquoi ne pas reconstruire des portes, chacune plus belles les unes que les autres ? A quand une véritable Porte de la Chapelle, une véritable Porte d’Ivry, une véritable Porte de Champerret en lieu et place du périphérique ? Les communes périphériques pourraient aussi être absorbées progressivement et non idéologiquement.

En proposant la création d’une Ecole Mondiale de l’Urbanité, dans laquelle des « auditeurs », choisis sur liste et sans concours deviendraient « tantôt des scénaristes et des conteurs, tantôt des chirurgiens, des greffeurs, des acupuncteurs, des kinésithérapeutes, des randonneurs urbains», en souhaitant transformer les architectes en « intellectuels-architectes », le rapport s’oppose aux principes de concertation et de subsidiarité des leplaysiens et se rapproche de la volonté de créer la ville hors-sol et sur plan des modernistes. Nous proposons, en parallèle, de créer des Ecoles Locales de l’Urbanité dans chacune des villes (voire des arrondissements pour certaines métropoles) qui le souhaitent. La sélection pourrait être ouverte à 50% aux habitants de plus de 5 ans de la commune, 30% aux habitants de plus de 2 ans de la commune et 20% à des auditeurs externes des grandes universités de géographie, droit, urbanisme, grandes écoles d’architecture, de sciences politiques, d’immobilier et d’ingénieurs. Qui connait mieux une ville que ses propres habitants ? Nous pourrions alors former, au côté des anywhere (les émancipés) de l’Ecole Mondiale de l’Urbanité, des somewhere (les enracinés) [4].

En proposant de bâtir une « tour de Babel et le champ de Mars de la République métissée sur le Lac de Vaires », en demandant d’édifier des « cathédrales modernes et laïques » pour l’accueil des populations migrantes, en incitant la construction de « phalanstères de coworking », en conseillant de construire des logements sociaux en cœur de ville, le rapport semble s’opposer au principe d’équilibre et de mixité des leplaysiens et se rapprocher des utopies monofonctionnelles des modernistes du 20e siècle. A l’image de la ceinture rose HBM de Paris, nous proposons une mixité et un urbanisme social en ceinture, doux, soigné, reconnaissable et progressif. Construire des ensembles de logements locatifs sociaux à R+5/6 en ceinture et des petits ensembles à R+3 en périphérie en logement intermédiaire ou en accession à la propriété, reliés au centre-ville. La ville se développerait ainsi par paliers successifs et les classes sociales, différentes mais proches sociologiquement, se côtoieraient chaque jour sans jamais qu’il n’y ait aucune brutalité.

Le rapport Castro, nous le voyons, présente ainsi certains aspects utopiques qui seraient susceptibles, en cas de concrétisation, de créer de nouveaux désastres urbains[5] et de provoquer à nouveau « l’isolement des catégories les plus vulnérables, l’exclusion sociale, le développement économique et social asymétrique et le nivèlement culturel »[6].  

A côté de « l’audace et de l’audace ! » réclamé dans la conclusion de ce rapport, nous pourrions ajouter « de l’humilité et de l’humilité ! ». Ces deux notions ne semblent pas incompatibles mais complémentaires.


[1] A la recherche du Grand Paris, MOOC réalisé et mis en ligne par l’Ecole Urbaine de Sciences-Po, en collaboration avec la Mairie de Pairs et l’agence du Grand Public, 2017.

[2] L. Jaussely (1875-1932) : architecte, urbaniste et leplaysien.

[3] Voir ma note précédente sur ce blog : La ville leplaysienne ou le retour (avorté) de la ville traditionnelle.

[4] David Goodhart (1956), journaliste et économiste britannique, dans The Road to Somewhere : The new tribes shaping british politics oppose dans la mondialisation un nouveau clivage : les « gens de partout » et les « gens de quelque part ».

[5] PAQUOT, T. Désastre urbains : les villes meurent aussi. Paris, La Découverte, coll. « Cahier libres », 1995, 148 p.

[6] Le Parisien, « Neuilly-sur-Seine : Jean-Christophe Fromantin tacle le rapport Castro », 26 septembre 2018.

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