Au début des années 1960, alors que les architectes du mouvement moderne continuent à débattre lors les CIAM, un groupe de turbuleux londoniens commence à faire parler de lui avec la publication d’une petite revue colorée, qu’on confondrait presque avec un comic américain. Le collectif, composé de Peter Cook, Warren Chalk, Dennis Crompton, David Greene, Ron Herron et Michael Webb, se nomme Archigram, à la rencontre entre l’architecture et le télégramme. Leur projet ne vise pas à construire mais à diffuser des idées, à toucher le plus grand nombre à travers cette revue qui brise les codes de la représentation architecturale et du ton, pour le moins sérieux, qui règne au sein de la profession. En cette période de reconstruction des villes européennes, Archigram s’inscrit en faux face à ses aînés et cherche à questionner les limites de l’architecture.
Dans le sillage de l’Internationale Situationniste de Guy Debord, ils réfléchissent à une ville qui replacerait l’événement, les situations et les rencontres au cœur du projet. Pour Cedric Price, l’architecture ne devrait pas être pensée en termes d’objets disposés dans l’espace, mais devrait plutôt prendre acte de l’indétermination comme principe central de conception. Les propositions sont présentées comme anti-héroïques car elles refusent de s’installer dans la durée, touchant ici un point aveugle du mouvement moderne. La ville selon Archigram est donc temporaire, expérimentale, nomade, et avant tout théorique et sans fondation, remettant en cause l’ancrage au sol et la territorialisation de l’architecture.
« Form follows function » (…) « No it doesn’t. It follows idea, it follows a desire for architecture to be cheerful » – David Greene
Le ton de la revue est provocant, humoristique et parfois cynique. Les architectes s’inspirent de la culture populaire et des progrès technologiques des années 60. On y retrouve pêle-mêle le Pop Art, la science-fiction et la conquête spatiale, les bandes dessinées américaines, des références à la consommation de masse,… Dans ces utopies qu’on pourrait qualifier de « techno-libertaires », on s’intéresse autant aux villes-mégastructures qu’aux cellules d’habitat nomade, à des manières d’habiter inventives qui s’appuieraient sur les évolutions technologiques. A l’opposé de l’homme nouveau, du Modulor standardisé imaginé par le Corbusier, l’homme d’Archigram est « l’homo ludens » : il joue, s’amuse, émancipé et libre de ses décisions. La ville s’adapte à l’individu, et non le contraire. On ne lui dicte plus comment il doit habiter, il décide par lui-même et se réapproprie les espaces.
Trêve de bavardages, passons aux images :
Plug-in City (1964, Peter Cook)

Le squelette de la ville est une grande trame sur laquelle viennent se connecter les cellules des habitants, standardisées et interchangeables, se déployant à l’infini.
Computer City (1964, Dennis Crompton)

Dans la ville connectée, pensée pour 100 000 habitants, le système cybernétique suit les interactions des individus. Une métropole apparaît là où se trouve le champ de force le plus complexe, vers où les énergies convergent. Le réseau détecte les changements d’activités et adapte la ville. Ce projet ré-émerge aujourd’hui et est qualifié de visionnaire par certains car il préfigurait les intentions qu’on retrouve actuellement avec la Smart city.
Fun Palace (1964, Cedric Price)

Originellement pensé pour être un décor de théâtre, le Fun Palace est une mégastructure vide, laissant aux individus le choix de l’aménagement et de la programmation. Le projet fait la synthèse entre technologie, cybernétique et théorie du jeu, il fonctionne comme une machine. Il est reprogrammé en permanence car il est pensé pour l’indétermination.
Instant City (1968)
Source : Archigram Archival Project
La ville montgolfière se déplace dans les airs et se pose sur les villes construites. Elles disperse temporairement ses équipements (écrans, loisirs,…) et crée des évènements éphémères, c’est l’avènement de la ville instantanée.
Walking City (1968, Ron Herron)

Source : Archigram Archival Project
Les villes sont des mégastructures sur pattes, telles des cloportes géants. Elles se déplacent d’un lieu à un autre, indifféremment du contexte. Le sol est uniquement un support, la mobilité est absolue. Archigram touche ici à la limite de l’utopie mégastructurelle et frôle la dystopie.
« Everyone can do megastructures now, make your own »
Archigram a cessé de publier en 1974 mais leur impact a bouleversé la scène architecturale. On retrouve leur influence dans le mouvement High Tech des années 1970, chez les métabolistes japonais, ou encore, dans une certaine mesure, chez Rem Koolhaas et sa pensée sur les superstructures.

Source : Archdaily
Tanya Sam Ming
Bibliographie
ANDERSON Darran. « The prophetic side of Archigram », City Lab, 15 novembre 2017
BANHAM Reyner. « Fun and flexibility ». Architectural Design, 1966
MATTHEWS Stanley. « The Fun Palace as virtual architecture ». Journal of Architectural Education, 05 mars 2013
MOORE Rowan. « The world according to Archigram ». The Guardian, 18 novembre 2018
VANDEPUTTE Marie-Pierre. « Archigram, de l’utopie à la folle fiction ». Azimuts n°34, 2010
Archigram Archival Project http://archigram.westminster.ac.uk/
« Megastructure », Les regardeurs, France Culture, 25 janvier 2014





