L’exemple des friches autoroutières aux États-Unis
Les Etats-Unis, pionniers de l’urbanisme automobile
En Amérique du Nord, la planification moderne se traduit par des modèles urbains spécifiques qu’illustrent par exemple les suburbs et les grands programmes d’autoroutes.

Source : Peter G. Rowe (1991), Making a Middle Landscape, Cambridge : The MIT Press, p. 193.
Commençons par un rapide retour en arrière. Les premiers parkways américains sont créés dans les années 1920 afin de relier les zones urbaines aux zones rurales. lls ont l’originalité de combiner à la fois, aires de loisirs et déplacement. La construction de ce nouveau genre d’infrastructures coïncide avec la démocratisation de la voiture individuelle, qui était jusqu’au début du XXème siècle, réservée à la classe aisée et dont personne (et surtout pas les urbanistes !) n’avait imaginé un tel essor. Dans les années 1950, face aux impératifs techniques que représente l’accroissement du nombre de voitures et de leur capacité de vitesse, les autoroutes doivent se développer selon de nouvelles géométries qui se normalisent.

Source : Peter G. Rowe (1991), Making a Middle Landscape, Cambridge : The MIT Press, p. 188
Puisque l’autoroute nécessite un accès limité, la circulation automobile moderne se détache des mailles du système viaire traditionnel, avenues, boulevards, rues, et introduit de nouvelles composantes spécialisées telles que les voies rapides, les échangeurs, les rampes d’accès ou les giratoires. Dès lors, un nouvel objectif de performance émerge dans la conception autoroutière : c’est la ligne droite, solution ultime à la combinaison des problématiques de rapidité, d’efficacité et de sécurité. Le trafic routier se restructure selon le principe moderne de séparation des flux et fonctions qui influencera d’ailleurs l’aménagement urbain européen, plus tardivement dans les années 1960. Le Corbusier proclame également cette supériorité de la ligne droite sur la ligne courbe en matière de circulation : « La circulation exige la droite. La droite est saine aussi à l’âme des villes. La courbe est ruineuse, difficile et dangereuse ; elle paralyse »[1]

Source – Gruen et Smith, 1960 – 20 ; crédit – Thomas Airviews
Dès les années 1930, l’autoroute réassemble ainsi le tissu urbain et redistribue la population – en pleine croissance – et les activités selon un nouveau modèle territorial, renforçant les banlieues. L’accessibilité́ des zones suburbaines, par le biais de nouvelles mobilités développe notamment le modèle des centres commerciaux. Ce sont de nouvelles polarités qui émergent, transformant le modèle urbain historique et réduisant les polarités traditionnelles. Le tissu des villes, auparavant compact et continu, se fragmente et se diffuse. Si l’extension spatiale de la ville nord-américaine valorisait déjà la banlieue depuis le XIXème siècle, cette dernière s’est quand bien même largement concrétisée au XXème siècle en s’ouvrant aux classes moyennes. Les autoroutes remplacent progressivement les réseaux de transports en commun anciennement assurés pas les chemins de fer et tramways.
[1] Cité par F.Choay (CHOAY, Françoise (1965) L’urbanisme, utopies et réalités, une anthologie, Paris : Seuil).
Les années 1960 et la critique de la planification urbaine
Au début des années 1960, des auteurs comme Lewis Mumford et Kevin Lynch critiquent la dévastation que les grandes infrastructures autoroutières font subir aux territoires urbains et essayent de prévenir l’Europe de ce grand « mal » urbain. Mumford qualifie les échangeurs de « rongeurs d’espaces » et compare les villes américaines à des « cimetières de routes »[1] qui surchargent le trafic urbain en augmentant la masse de voitures dans le centre.
Jane Jacobs[2] est considérée comme l’héroïne anti-modernisation des États-Unis, blâmant Le Corbusier et les grands patrons des autoroutes urbaines qui balafrent la ville et la réorganisent. Elle s’oppose notamment à la Spadina Expressway, une autoroute urbaine à Toronto, dont la construction prévoit la destruction de 900 maisons, des problèmes de pollution, de bruit et de coût. Cependant, elle ne considère pas l’automobile comme responsable de tous les problèmes urbains, mais reconnaît que les conséquences qu’elle entraine révèlent notre incapacité à construire la ville.
Christian Devillers considère la problématique d’espaces résiduels et le « gaspillage spatial » comme le résultat des logiques sectorielles[3], c’est-à-dire des règles de gestion de la circulation (liaison, accessibilité, vitesse, fluidité) et de sécurité (système de voies unidirectionnelles, limitation des vitesses, normes de conduite, surveillance). Par ailleurs, il estime que cette situation s’intensifie particulièrement dans les milieux périurbains car l’espace y est davantage disponible, sous-estimé et les tissus plus lâches. Cette logique sectorielle est celle du zoning européen, lié à la carte, à la gestion technique, hygiéniste et fonctionnelle de l’espace, qu’il faut différencier du zoning américain.
[1] MUMFORD, Lewis (1971), Le déclin des villes ou la recherche d’un nouvel urbanisme, Paris, Éditions France-Empire
[2] JACOBS, Janes (2012), Déclin et survie des grandes villes américaines, Marseille : Parenthèses
[3] DEVILLERS, Christian (1996), Le projet urbain, Paris : Éditions du Pavillon de l’Arsenal : « Un secteur est une partie du sol ou de l’espace qui est asservi à des normes techniques ou de sécurité qui en limitent l’usage. »

Source : L. Halprin (1967), Freeways, New York : Reinhold Publishing Corporation, p. 103.
Une imbrication de morphologies plus ou moins réglementées, projetées et désirées
La multitude de configurations des composantes autoroutières existe de par la spécificité de leurs rapports au sol, l’organisation des échanges et leurs formes d’accès. En s’érigeant, les échangeurs modifient le relief initial, fractionnent et réorganisent les entités topographiques. Leur spécificité spatiale traduit par conséquent la morphologie des friches, interfaces en négatif, internes ou externes au réseau, qui résultent de la tension entre l’infrastructure et ses espaces limitrophes. Ce sont des « espaces résultants d’une action menée sur d’autres espaces limitrophes, mais non pensés en eux-mêmes. »[1] Ces paysages intermédiaires font partie de notre environnement quotidien et sont pourtant rejetés des représentations autoroutières car jugés inexploitables.
[1] SANDER, Agnès (1999), Stations, échangeurs, transformateurs… Infrastructures ou formes urbaines?, Espaces et société, Infrastructure et formes urbaines (tome 2), No. 96, Paris : L’Harmattan, p. 82
La notion de friche est une problématique contemporaine, son existence relève de l’abandon spontané́ ou progressif d’une entité territoriale faisant suite à un oubli des planificateurs, une disparition d’une construction ou encore des mutations économiques, du progrès ou urbaines. Leur présence démontre l’incapacité des actions humaines à couvrir un sol entièrement, et ce, dégageant des délaissés. La friche contraste avec son contexte réglé, organisé, aménagé et entretenu. Par essence, l’état temporel des friches n’est pas figé, il suggère la transition d’une occupation d’un site à une autre d’où les potentialités de mutations temporaires ou pratiques informelles. Et si ces utilisations éphémères, humaines ou végétales[2] faisaient de la friche une nouvelle forme d’espace public ?
[2] CLÉMENT, Gilles (2004), Manifeste du Tiers paysage : D’un point de vue biologique, les friches forme un refuge intéressant pour la biodiversité qui s’y recompose spontanément. La friche est une forme de Tiers paysage qui Clément décompose en trois entités biologiques distinctes (le délaissé, la réserve, l’ensemble primaire) et « correspond à l’évolution laissé à l’ensemble des êtres biologiques qui composent le territoire en l’absence de toute décision humaine. »
En attendant, accepter le non-figé
Dans le contexte actuel où la voiture est tenue responsable de beaucoup de maux urbains et de ce fait reléguée du centre, les autoroutes urbaines sont également critiquées pour leurs caractéristiques négatives de coupures physiques, nuisances, pollutions ou encore de dévalorisation des espaces proches du réseau. Repenser le rapport entre la ville et l’autoroute nécessite de faire évoluer ces infrastructures héritées de la modernité. Faut-il les accepter, et les revaloriser ou bien, de manière extrême, les supprimer ?

En attendant les décisions : les autoroutes, ses composantes, et ses fiches résultantes existent. Les friches autoroutières, dans les rares cas où elles sont abordées, le sont comme des espaces vides et génériques. Elles sont représentées comme des espaces inaccessibles à cause de leurs limites physiques, or dans la réalité, elles sont perméables aux intrusions humaines extérieures, et présentent des pratiques spatiales sous forme de subtiles interventions : des lieux de rassemblement, de loisir, d’habitat informel, de représentation et d’appropriation libre.
Toutefois, considérer ce potentiel de surfaces à combler d’une fonction urbaine précise (stationnement, aire d’activité́, construction) s’oppose nécessairement aux caractéristiques intrinsèques des friches.
C’est pourquoi il s’agit dans un premier temps de cesser d’ignorer les friches, de les considérer pour elles-mêmes dans la temporalité présente, puis comme des nouvelles formes d’urbanité en devenir, à réinventer. Valoriser le potentiel des petites interventions, prenant en considération la végétation, la topographie, les traces et les pratiques humaines ? Ces espaces en attente de décisions quant à leur utilisation s’ancrent dans la reconnaissance progressive de concepts qui ont été complètement extraits de l’urbanisme moderne : le transitoire, la participation, l’informel ou encore la résilience.
Bibliographie
CHOAY, Françoise (1965) L’urbanisme, utopies et réalités, une anthologie, Paris : Seuil
CLÉMENT, Gilles (2004), Manifeste du Tiers paysage, Paris : sujet/objet.
DEVILLERS, Christian (1996), Le projet urbain, Paris : Éditions du Pavillon de l’Arsenal.
JACOBS, Janes (2012 (première édition : 1961) Déclin et survie des grandes villes américaines, Marseille : Parenthèses
MUMFORD, Lewis (1961), The City in History, New York : Harcourt, Brace & World.
MUMFORD, Lewis (1971) Le déclin des villes ou la recherche d’un nouvel urbanisme, Paris, Éditions France-Empire
SANDER, Agnès (1999), Stations, échangeurs, transformateurs… Infrastructures ou formes urbaines?, Espaces et société, Infrastructure et formes urbaines (tome 2), No. 96, Paris : L’Harmattan, pp. 75-85.