Tokyo, ville-chaos

Détour à Shinjuku,  scène de la modernité nipponne 

« Il paraît que Tokyo est la plus belle des villes moches du monde ». Il ne s’agit là pas tant d’une question d’esthétisme que d’une question d’urbanisme. Tokyo est caractérisée par son organisation urbaine anarchique et écrasante, tranchant avec ses quartiers d’affaires d’un ordre exemplaire. « Ugly town », selon Philippe Pons, Tokyo est une ville gigantesque, massive et tortueuse. Dominée par l’hétéroclite et le béton armé, scène d’une fébrilité compulsive, c’est une ville aliénante et angoissante, où ses habitants parcourent ses dédales tels des fourmis. À travers cet article, arpentons Shinjuku, symbole de l’urbanisme moderne japonais et penchons nous sur les enjeux contemporains générés par cette urbanisme anarchique.

« Shinjuku paraît d’abord possédé par un présent qui submerge, anéantit, bouscule et enfouit le passé. (…) Shinjuku est une cité mobile, en perpétuelle transformation, dominée par le goût de l’efficacité, mais aussi de l’éphémère, du rapide ».  De Edo à Tokyo, Philippe Pons, 1988


Lost in translation – Shinjuku hotel : une image de la modernité japonaise

Shinjuku est l’un des 23 arrondissements spéciaux de Tokyo. Il s’agit du quartier d’affaire le plus dynamique, abritant de nombreux sièges de grandes sociétés. En son sein, la gare de Shinjuku constitue la principale gare de la capitale, et la plus grande gare mondiale en nombre d’usagers. Ainsi, Shinjuku, caractérisée par sa ville souterraine, ses gratte-ciel, son activité nocturne, apparaît comme l’allégorie de la modernité nippone. Bien que d’autres centres du Tokyo contemporain aient éclos — et même s’ils connaissent un développement et un rayonnement important — c’est bien à Shinjuku que tout se passe. Malléable et changeant, le quartier possède les traits caractéristiques de la ville moderne japonaise : un apparent « désordre ». 

Plus que sa diversité, c’est son caractère non planifié et fluide qui fait son originalité. Conçu sans plan d’urbanisation au sens strict, sa croissance a été organique. Initialement, il était pourtant le fruit d’une volonté politique de créer des « centres secondaires » dans la capitale. Chose faite: Tokyo est aujourd’hui une ville décentrée et étoilée. Des quartiers tels que Shinjuku ont alors dû répondre aux besoins fonctionnels — et historiques — du centre : réunir les activités administratives, commerciales, financières et même de loisirs, générant et contrôlant alors leur propre banlieue. Au regard du prix au m2, parmi les quatre grands centres « secondaires », Shinjuku est celui qui qui a pris le plus d’importance, abritant entre autres aujourd’hui le gouvernement de la métropole de Tokyo. 

Bien que les autorités publiques soient à l’origine de ce centre, ce sont les entrepreneurs du secteur privés qui ont enchaîné les projets et investissements aboutissant à son rayonnement actuel. La cité souterraine en est un exemple fort : elle s’est constituée et ramifiée sans aucun plan d’ensemble. « Elle s’est développée comme ça (bara-bara) » commentera le bureau d’urbanisme de la mairie. En 1950, une ligne de métro est créée, passant alors par la gare de Shinjuku. L’influence et le poids politique des grands magasins se sont alors fait sentir sur la planification du métro. Il a été alors décidé de construire une nouvelle station « Shinjuku san-chome », desservant principalement ces derniers.  Un projet de parking souterrain a été adopté, puis la réhabilitation de son premier niveau en une promenade, devenant par la suite une véritable rue souterraine : boutiques, restaurants… Au fil des années et des ramifications, la ville souterraine de Shinjuku couvrait en 1980 presque huit mille mètres carrés. Les thèses de Robert Park, fondateur de l’école de Chicago, se vérifient à Shinjuku avec exemplarité. En effet, la ville n’est pas seulement une agglomération d’hommes et d’équipements. Elle est surtout le reflet d’un état d’esprit, d’un ensemble de coutumes, d’attitudes héritées des traditions populaires…

Shinjuku subnabe — crédits : LiveJapan

Voici une piste concernant le non-contrôle de l’espace urbain : l’Etat a peu d’accès au droit de propriété foncière. Pour agir sur le territoire, les pouvoirs publics sont contraints d’investir de grandes sommes et de porter des volontés politiques très fortes pour imposer des projets d’aménagement. En effet, la bulle spéculative des années 80 a fait grimper en flèche les prix du foncier, et bien que les prix aient reculé aujourd’hui, le coût du foncier reste un obstacle pour les opérations de restructurations de l’espace urbain. Ainsi le retard en termes d’équipements publics et les problématiques de morcellement de la propriété foncière sont des enjeux centraux pour Tokyo. À l’inverse, héritage de la vision de la ville éphémère, faite de matériaux naturels fragiles et acclimatation aux catastrophes naturelles nombreuses obligent, le bâti n’a que peu de valeur. Ce contexte crée alors un tissu urbain aux caractéristiques uniques : les rues se nouent, parfois sans noms et structurent un espace urbain composé de bâtiments au style opposé, couplés, emboîtés.

Au-delà des spécificités propres à Shinjuku, celui-ci présente également des points communs typiques des quartiers animés de Tokyo : de l’ordre dans le désordre. En effet, un apparent désordre règne d’un point de vue architectural et topographique. Comme l’explique Augustin Berque, “l’ordre relève dans son cas de critères différents des nôtres (…). Sans doute peut-on voir là une expression d’une conception du monde imprégnée d’une pensée où se mêlent un immanentisme primordial et l’idée bouddhiste de la vie comme un flux dont l’homme ignore le cours et ne connaît que le présent”. Il n’y a donc pas un manque de logique, c’est l’espace vécu qui l’emporte sur l’espace conçu. En effet, il importe peu de faire prévaloir une logique intégratrice plutôt qu’une cohérence interne, propre à chaque espace. C’est ainsi que se constitue l’organisation de l’espace urbaine moderne japonais. Shinjuku, égérie de la modernité nippone, se présente alors comme un ensemble d’espaces plus ou moins différenciés, relevant de logiques autonomes avec un système qui repose sur un équilibre précaire, remodelé incessamment, par touches, constituant in fine un paysage urbain unique.

Shinjuku, « quartier » fondamentalement moderne au sein de la capitale japonaise, est ainsi dominé par la spéculation foncière et le monopole des structures privées. La structure de centre secondaire, formée par un noyau autour de la gare, eu pour objectif à sa création de capter la foule dès la descente du train pour l’orienter et la canaliser vers les magasins, boutiques et bureaux. Cette automatisation des flux ainsi que ce caractère foncièrement fonctionnel semble mettre au défi l’individu de s’approprier cette « ville-chaos ».

Sources : 

L’espace de la vie japonaise, Jean Bel, 1980

D’Edo à Tokyo, Philippe Pons, 1998

Tokyo Sanpo, Florent Chavouet, 2009

https://regardssurlaville.wordpress.com/2013/02/26/tokyo-une-ville-en-perpetuelle-mutation/

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