Gestion de l’eau : la bataille d’indépendance de Plaine Commune

            L’eau est un sujet universel, qui touche tout le monde et toutes les thématiques. Alors pourquoi n’en entendons-nous pas plus parler ? Pourtant, l’eau est bien l’acteur principal des gestes les plus infimes de notre quotidien et fait, à ce titre, entièrement partie des politiques publiques menées sur les territoires.

Si la gestion de l’eau est souvent convoquée dans les grands projets d’aménagement, Plaine Commune aurait pu utiliser l’accueil des JO en 2024 -et le sujet d’assainissement de la Seine- comme levier pour mettre en œuvre des politiques publiques, prétextant de cet événement mondial pour débloquer des fonds financiers et pour déclencher des aménagements rapides qui auraient pu profiter aux habitants de Plaine Commune par la suite. Mais si ni l’aménagement des berges de la Seine, ni celui du canal Saint-Denis ne font parler d’eux aujourd’hui, c’est que Plaine Commune est engagé dans un tout autre débat plus largement médiatisé : celui de la gestion et de la distribution de l’eau potable ; cette intrigante politique de la privatisation et de la marchandisation du bien « eau » qui, pour l’habitant lambda, sort simplement et de manière évidente de son robinet.


Des siècles de gestion du bien marchand « eau »

            La politique de gestion de l’eau est possiblement une des plus anciennes politiques publiques encore en œuvre. Sous l’Antiquité, déjà, les romains avaient codifié la (non)privatisation de ce bien qu’ils considéraient être une « ressource commune ». C’est à partir du Moyen-Âge que l’eau devient un bien marchand : les seigneurs pouvaient en user et en restreindre l’accès pour leurs vassaux. Enfin, l’essor de la royauté qui marque la Renaissance amène progressivement une centralisation de la propriété de l’eau par l’Etat.

Campagne menée par le SEDIF en 2014 : « Avec le SEDIF, l’eau de l’Ile-de-France est déjà prête pour le Grand Paris »


En France, l’eau est officiellement considérée comme un enjeu de santé publique lors de l’industrialisation massive des villes (XIXe siècle). Suite à l’accroissement de la demande en eau, produite par le mouvement hygiéniste, l’Etat donne aux communes le rôle d’autorité organisatrice en matière de distribution de l’eau. Parfois regroupées en intercommunalité pour pallier aux coûts et aux manque de savoirs faires techniques de la mise en place des infrastructures, certains maires délèguent à des compagnies privées de distribution d’eau, telle que -sur le territoire qui nous intéresse pour cette étude- la Compagnie Générale des Eaux (CGE), créée en 1853. Comme d’autres grandes villes de l’époque, Paris accorde sa gestion de l’eau à la CGE en 1860. Dans les années 1990, 80% de la distribution de l’eau est déléguée, marquant ainsi le mode de gestion déléguée comme modèle français du service public de l’eau. Le Sedif (Syndicat des eaux d’Ile-de-France, créé en 1923) délègue lui aussi la gestion de l’eau à Véolia (anciennement Vivendi) ; le contrat qui lie les communes et l’opérateur privé reste une délégation de service public.

Bien qu’aujourd’hui encore 31% de la distribution soit encore sous le régime de délégation, on assiste dans les années 2000 au retour d’une gestion publique de l’eau. Cette date marque l’arrivée à termes de nombreux contrats de délégations qui peuvent alors être renégociés. La (sur)puissance économique des compagnies, la découverte de scandales financiers et de fraudes, ainsi que le mauvais entretien des infrastructures marquent le début des questionnements sur la remise au goût du jour d’une politique publique de la gestion de l’eau pour toutes les communes qui sont encore sous contrat privé.

Le dilemme de Plaine Commune

            Lors de l’entrée en vigueur de la Métropole du Grand Paris, en 2016, est créé l’établissement public territorial (EPT) de Plaine Commune, remplaçant la communauté d’agglomération, la communauté de communes et même avant cela le syndicat intercommunal Plaine Renaissance. Les neuf villes qui le composent lui ont transféré un certain nombre de compétences, qu’il se doit d’exercer de manière cohérente sur l’ensemble du territoire. Si « l’eau » n’est pas clairement inscrit comme compétences de l’EPT Plaine Commune, elle en est un aspect transversal. De plus, la loi NOTRe (2015) impose le transfert progressif de la compétence de gestion de l’eau aux EPCI de plus de 15 000 habitants -dont l’EPT Plaine Commune-. Les communes perdent leur droit organisateur du service public de l’eau qu’elles avaient acquis il y a deux siècles, afin de simplifier et d’harmoniser la gestion du territoire. Le transfert de compétence a bouleversé le contrat de délégation encore en vigueur avec le Sedif : Plaine Commune avait jusqu’au 31 décembre 2017 pour se positionner sur l’acceptation du contrat en cours (et probablement sa reconduite en 2022, échéance de fin du contrat entre le Sedif et Veolia) ou sa rupture définitive.

Initialement vue comme une compagnie privée venue soutenir les difficultés matérielles des communes, l’actuelle réputation de la Sedif au sein des communes de Plaine Commune est houleuse ; elle a subi les dégâts de cette période de réflexion qui a été le théâtre public de ses imperfections, lançant de nombreux débats sur le bienfait (ou non) de son monopole. En parallèle, la montée de la considération croissante de l’eau tel un « bien commun de l’humanité » pose question face à sa privatisation. Si le Sedif essaie tant bien que mal de multiplier les actions sociales internationales pour promouvoir l’accès de l’eau « à tous », son monopole local en Plaine Commune est de plus en plus controversé.

La politique publique de gestion de l’eau a abouti, en 2017, à l’obtention d’une période de deux ans supplémentaires avant de conclure avec le Sedif. Durant cette période, Plaine Commune s’engage à mener des études de faisabilité de la prise complète de la compétence au sein de Plaine Commune, alors qu’une convention de coopération a été signée entre le Sedif et l’EPT, afin d’assurer la continuité du service public d’eau potable.

Ce changement de référentiel –de la gestion privé à une possible gestion publique de l’eau- est pressenti comme une modification des systèmes de sens socialement construits[1]. Les médiateurs de cette politique publique défendent leurs idées mais également leur existence même en tant qu’acteurs dans ce secteur. Plaine Commune défend une gestion publique de l’eau, et s’en sert comme prise de position individuelle et local face à la gestion globale de l’eau d’Ile-de-France. Dans « Les politiques publiques comme construction d’un rapport au monde »[2], Pierre Muller décrit : « c’est parce qu’il définit le nouveau référentiel qu’un acteur prend le leadership du secteur en affirmant son hégémonie mais, en même temps, c’est parce que cet acteur affirme son hégémonie que sa vision du monde devient peu à peu la nouvelle norme »[3].On remarque les relations de causes à effets d’un acteur vers la norme sociale, en observant le soutien des habitants militants pour la cause -la rupture de contrat avec le Sedif- initialement portée par l’administration publique.


            Ce débat inachevé -ou plutôt dirons-nous « en cours »- sur la prise d’autonomie de Plaine Commune par rapport à la gestion déléguée au Sedif du reste de l’Ile-de-France, couvre de nombreuses plus petites actions de sensibilisation de ses habitants à la question de l’eau, tels que l’installation de fontaines à eau dans l’espace publique, la médiation autour de l’économie de l’eau, la distribution de packs à économie d’énergie à installer dans chaque foyers, l’aménagement d’espaces tampons d’infiltration des eaux de pluie dans l’espace public, la prise en compte de la gestion intégrée de l’eau de pluie dans les nouveaux projets… Ces actions éparses de (ré)aménagement et d’animation de l’espace ne me semblent pas être pour autant déconnectées, mais bien au contraire former le décor concret de ce changement de référentiel politique porté dorénavant par Plaine Commune.



[1] L’analyse par changement de référentiel comme systèmes de sens socialement construits a été développée par Jobert et Muller en 1987
[2] Muller, « les politiques publiques comme construction d’un rapport au monde », in A.Faure et al. (dir.), La construction du sens dans les politiques publiques. Débats autour de la notion de référentiel, Paris, L’Harmattan, 1995
[3] Muller, idem., p.165

Image à la une : illustration de LB pour Siné Mensuel, « public/privé : la bataille de l’eau fait rage », Léa Gasquet, mis en ligne en février 2019

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