Un des gazomètres qui laissera la place au Stade de France, 1981 (©Didier Duforest)
Créée en 1964, la Seine-Saint-Denis est un département relativement récent, issu du découpage du département de la Seine en trois parties. Il n’en reste que c’est probablement celui dont les représentations ont le plus évolué dans le temps. De la banlieue rouge au « 9-3 », la représentation actuelle du département semble opérer un décalage et une concentration d’attention sur la Plaine Commune, allant de pair avec la différentiation des ensembles intercommunaux et l’éclatement progressif d’une image départementale unique. Si les deux premières avaient la capacité d’articuler la structure socioéconomique du territoire, la focale sur Plaine Commune est-elle toujours en adéquation avec la réalité du territoire qu’elle représente ?
La banlieue rouge : population ouvrière et communisme municipal
La Seine-Saint-Denis, autrefois compris dans le département de la Seine, s’est rapidement constituée comme l’emblème de la « banlieue rouge ». La formation de cette banlieue est le résultat de la relocalisation de l’industrie en dehors de Paris, à partir de la seconde moitié au XIXe siècle. La Seine-Saint-Denis, mais aussi le Val-de-Marne et quelques communes des Hauts-de-Seine, accueillent usines, entrepôts, ateliers de fabrication, dont on trouve encore des traces visibles aujourd’hui. La spécialisation économique du territoire correspond aussi à l’arrivée d’une population ouvrière importante. La croissance urbaine afférente est prise en charge par les pouvoirs publics à travers une politique de logement social volontariste.
Progressivement, la banlieue rouge encercle la capitale sur le modèle du « communisme municipal » : la proximité spatiale entre les lieux d’habitat des ouvriers et leurs lieux de travail facilite la structuration politique locale, appuyé par un maillage syndical important. En 1977, toutes les communes de Seine-Saint-Denis sont gouvernées par des maires communistes.
Le découpage du département de la Seine en trois morceaux est la traduction de cette condition politique mais aussi l’instrument de son affaiblissement. Il suit des logiques politiques de séparation entre les gaullistes et les communistes. L’image de la banlieue rouge est rapidement mobilisée lors de la création de la Seine-Saint-Denis, qui affirme l’identité communiste à une échelle départementale cette fois. Mais ce découpage a réussi à progressivement affaiblir cet étendard : l’intégration de nombreuses communes de seconde couronne au nouveau département entrave l’unité politique recherchée. Le Raincy, commune plutôt située à droite politiquement, est choisie comme sous-préfecture, une façon pour le pouvoir gaulliste de relativiser l’existence d’un département rouge unifié. La désindustrialisation progressive du département et l’effritement de la classe ouvrière contribuent également à affaiblir la base électorale du Parti Communiste, au profit d’un département marqué par la hausse du chômage et de l’immigration.

droite : La liste d’Union de la gauche menée par le communiste Marcelin Berthelot remporte les municipales de 1977 à Saint-Denis
Le « 9-3 » : département le plus pauvre de France
Le passage de la banlieue rouge au « 9-3 » est la traduction d’une transformation plus profonde du département. D’un côté, la Seine-Saint-Denis se paupérise et devient le symbole d’un territoire marqué par un taux de chômage élevé, par des populations reléguées et isolées ; nombreux sont les acteurs locaux qui retournent cette situation en assumant cette identité populaire au profit du développement du territoire anciennement industriel. De l’autre, après une période de forte désindustrialisation, les années 1990 marquent le début d’une transformation urbaine vers une tertiarisation de la Plaine Saint-Denis. Plus au Sud, entre Pantin et Montreuil, des processus de gentrification démarrent, accueillant des populations confrontées à la hausse des prix de la capitale.
Le poids des investissements publics et des fonds structurels européennes accompagnent la transformation du département. Grands équipements (Stade de France), infrastructures (RER B), développement de bureaux : en moins de trente ans, La Plaine et les environs de Roissy émergent comme les deux bassins d’emplois majeurs de la Région. Cette politique volontariste a pour objectif d’intégrer le département à la métropole dans une logique de rééquilibrage et de redistribution des ressources à l’échelle de ce qui deviendra le Grand Paris.
Cependant, cette intégration métropolitaine ne permet pas d’effacer une précarité qui persiste et qui forge l’identité populaire du « 9-3 ». L’affirmation d’une identité populaire assumée contribue à renforcer la consistance de l’échelle départementale, et renforce son unité malgré une hétérogénéité des situations et une segmentation de ce dernier en deux parties : celles qui bénéficient en première ligne de la politique volontariste publique, et les autres.

Plaine Commune : entre différenciation et métropolisation
Le « 9-3 », affirmation d’une identité départementale, a progressivement laissé place à une différenciation des différents territoires de Seine-Saint-Denis, tant dans leur trajectoire socio-économique que dans leur niveau d’intégration métropolitaine. La création des quatre Etablissements Publics Territoriaux au sein du département n’est pas une simple superposition d’une nouvelle couche institutionnelle mais semble bien correspondre à une forme d’éclatement du département et des stratégies politiques.
De ce découpage, Plaine Commune, semble être la grande gagnante. En deux décennies, elle est devenue le troisième pôle tertiaire d’Ile-de-France. C’est le territoire de Seine-Saint-Denis où les transformations semblent le plus visibles : mutation de la Plaine Saint-Denis, ZAC des Docks, projet des Tartres à Stains, les EMGP à Aubervilliers. La politique du rééquilibrage a semblé profiter majoritairement à ce territoire, où de nombreuses emprises industrielles mutables étaient disponibles à l’implantation d’un marché immobilier particulièrement actif.
Cette concentration des efforts sur la Plaine Commune est aussi le résultat de politiques et d’élus volontaristes, dont le Village olympique et le croisement de deux lignes du Grand Paris Express à Saint-Denis-Pleyel en sont une nouvelle fois l’expression. Nicolas Ferrand, président de la Société de Livraison des Ouvrages Olympiques l’affirme : « C’est rare de voir de si gros projets urbains qui se concentrent sur 3 kilomètres carrés et sur une période de cinq ans ». À quels dépends ?
Ainsi, d’un côté, Plaine Commune se place en opposition à la capitale bourgeoise intra-muros, en s’affirmant comme un territoire populaire et productif. De l’autre, elle semble s’émanciper de l’échelle départementale pour une intégration métropolitaine directe et individuelle. Elle cherche moins à devenir la capitale de la Seine-Saint-Denis qu’un pôle métropolitain de première ligne du Grand Paris. Elle se différencie de son intercommunalité voisine, Est Ensemble, qui absorbe en première ligne la gentrification depuis Paris.
Ainsi, l’unité départementale cimentée par ses représentations successives, laisse progressivement place à une différenciation des trajectoires des intercommunalités, qui cherchent leur place dans la Métropole. Au risque d’une accentuation de l’écart entre les deux facettes du « 9-3 », entre territoires en expansion et volonté d’intégration métropolitaine d’un côté, et territoires en voie de fragilisation et d’isolement croissants de l’autre.

Sources
BEHAR Daniel, LOISEL Marion, RIO Nicolas, La fin du 9-3 ? La Seine-Saint-Denis entre représentations et métropolisations, Hérodote, 2016/3 (N° 162), p. 143-162
BELLANGER Emmanuel, « Le “communisme municipal” ou le réformisme officieux en banlieue rouge », in E. BELLANGER et J. MISCHI, Les Territoires du communisme. Élus
locaux, politiques publiques et sociabilités militantes, Armand Colin, Paris, p. 27-52
FOURCAUT Annie, BELLANGER Emmanuel et FLONNEAU Matthieu, Paris-banlieues : conflits et solidarités, Créaphis, Paris, 478 p.
« Comment la Seine-Saint-Denis espère profiter des JO de 2024 », Les Echos, 18 juin 2019
« Les processus de métropolisation à l’œuvre en Seine-Saint-Denis », Service de l’observatoire départementalDirection de la stratégie, de l’organisation et de l’évaluation, 2018
« La Seine-Saint-Denis entre deux mondes», Le Monde Diplomatique, mars 2012