– Montivilliers ou la cité des Abbesses –
Relation entre monachisme et urbanisme traditionnel

Montivilliers est une ville localisée à 15 minutes de la ville du Havre en Seine Maritime (76600). Deuxième plus grande commune de la Communauté urbaine Le Havre Seine Métropole, elle regroupe 15 942 habitants en 2016, sur un territoire s’étalant sur 19,09 kilomètres². Aujourd’hui, la commune montivillionne se développe dans l’ombre de la ville portuaire havraise. Cependant, pendant de nombreux siècles, la commune a été le creuset d’un essor économique et politique qui l’a placée au premier rang des villes du Pays-de-Caux. A l’époque, cette hégémonie s’explique par la présence redoutable de personnages puissants : les Abbesses de l’abbaye de Montivilliers.
En effet, la « cité des Abbesses » s’est développé grâce à un fort dynamisme économique et un rayonnement dans les sphères politiques habilement orchestrés par le monachisme féminin local. Toutefois, malgré leur habilité, ces acteurs religieux ont démontré leur impuissance face au développement urbain et territorial qui ont rapidement créé une ville malcommode. Ainsi, l’objectif de cette note est de (re)découvrir la ville de Montivilliers afin de mettre en valeur le lien unissant monachisme et urbanisme traditionnel.

A l’origine de la ville, le monastère des hameaux
Dans le monde Franc, plus précisément dans le royaume de Neustrie (Normandie), au VIIe siècle, l’évangélisation des populations saxonnes s’étend à la vallée de la Seine grâce à une période de paix religieuse. Une véritable floraison de fondations monastiques a donc lieu près des côtes. Ainsi, « le paganisme auquel nos saints s’attaquent est purement rural et d’un caractère extrêmement local » (Lucien Musset – 1977). Cette extension du monachisme à la vallée de la Seine est aussi soutenue grâce à la bienveillance de l’aristocratie régionale à la suite de sa propre conversion aux préceptes du christianisme.
Au cours d’un programme clérical, ayant pour but de donner une place symétrique au monachisme féminin par rapport au monachisme masculin, trois monastères voient le jour en Haute-Normandie à Montivilliers, à Pavilly et à Fécamp. Saint Philibert, fils de comte franc et partisan de la cour itinérante de Dagobert, fonde en 682 un nouveau monastère de femmes dans le bourg appelé Villiers. Contrairement à la coutume des moines défricheurs, les moniales prennent possession des lieux lorsque le « Monasterium Villare » (en latin, le monastère des Hameaux) est achevé.

Vers 802, les guerres de religions recommencent. Les vikings s’attaquent aux monastères qui sont à l’époque non fortifiés, malgré les différentes richesses qu’ils recèlent. Montivilliers est l’un des premiers monastères à subir la violence des envahisseurs et est totalement détruit.
L’essor de Moustier Villiers, la ferme dans le monastère
A la fin du Xe siècle, le Roi des Francs et le chef de la bande normande signe un traité de paix entre les deux factions et met fin aux guerres de religions. Les premiers ducs normands, fraichement convertis, mettent en œuvre un plan de rétablissement de l’Eglise et de la vie monastique. Ainsi, Robert 1er, le Magnifique, restaure l’abbaye de Montivilliers et lui redonne son autonomie perdu lors de la guerre, sous l’impulsion de sa tante Béatrice, qui devient en 1035 la Supérieure de l’édifice. Avec l’affirmation de ses droits à la suite de son exemption, l’abbesse de Montivilliers devient par sa fonction un grand seigneur en charge des terrains urbains et ruraux à proximité de l’édifice religieux. L’abbaye tire alors de sa puissance seigneuriale et ecclésiastique des revenus substantiels : redevances en argent et nature, droits seigneuriaux et dîmes.
Cette puissance économique et politique permet aux abbesses d’investir dans la ville qui émerge au pied de l’abbaye. Les terrains limitrophes sont concédés à des particuliers et se couvrent d’habitations. Les religieuses font édifier des halles marchandes afin d’accueillir des foires et des marchés. En parallèle, l’enceinte de l’abbaye s’agrandit afin d’accueillir une église abbatiale. Ainsi, « toute une population laborieuse est venue se grouper autour de ses murs, constituant une nouvelle agglomération. » (Lucien Musset – 1985)
L’essor de Moustier-Villiers (en latin, Ferme dans le monastère) atteint son paroxysme avec le développement des activités autour de la Lézarde : tanneries, activité « drapante », moulins, transports de marchandises. La géographie est aussi déterminante. L’abbaye de Montivilliers contrôle toute la vallée et l’accès vers l’estuaire de la Seine après avoir acquis des droits sur le port d’Harfleur. De plus, la ville est au centre des échanges entre l’Europe centrale et l’Europe du sud au temps de la prépondérance vénitienne et des foires de Champagnes et de Bourgogne.
L’incommodité de Montivilliers, la cité médiévale

« Au XIIIe siècle, derrière leurs murailles, la ville échappe enfin à la peur et à la faim qui continuent à accabler le peuple des campagnes » affirme Michel Ragon (1975). Toutefois, derrière les murs de la ville fortifiée, la cité médiévale de Montivilliers de forme ronde se développe au travers de rues sinueuses et de places très souvent isolées. L’espace public y est donc très réduit. Vergers, jardins, maisons très rustiques, tout s’y entasse. Dans les rues, l’activité économique est vrombissante et coexistent avec les charrettes et les cavaliers. Le tumulte de la ville est tel que les façades des maisons sont protégées par de hautes bornes.
En parallèle, des problèmes de salubrités et environnementaux surviennent. Les maisons n’étant pas dotés de lieux d’aisances, les déchets sont jetés par les fenêtres. Dans les rues, les pollutions et les puanteurs règnent. Les activités autour de la Lézarde entraine la pollution du cours d’eau, principale ressource en eau potable de la ville. Les abbesses font alors édifier des conduites souterraines afin d’alimenter des fontaines installées dans les quartiers. Cependant, les modifications anthropiques irréversibles du bras de la rivière entrainent des inondations importantes dans la ville. De plus, la ville protégée, attire aussi mendiants, estropiés, vagabonds et malandrins. Les rues deviennent peu sûres et oblige les autorités royales à organiser des rondes. La population est invitée à ne pas sortir après le couvre-feu.

Enfin, à Montivilliers, à partir du XIIIe siècle et lors du XIVe siècle, les Abbesses perdent leurs privilèges sur le plan juridique ainsi que sur le contrôle du commerce car l’autorité royale locale s’affirme. Les nouvelles mesures prises par ce nouvel acteur placent Montivilliers au second rang au regard de sa position non-stratégique par rapport à l’Estuaire de la Seine, au profit du port d’Harfleur.

Conclusion
Ainsi, au travers de cet aperçu historique, il est possible de comprendre le rôle central des Abbesses dans le développement de la ville de Montivilliers. Celles-ci ont notamment adopté une posture singulière, sur les sphères économiques, politiques et sociales afin de favoriser le développement de la commune. Cependant, il est possible de percevoir que l’évolution des acteurs de la ville (administration royale, abbesses, commerçants, usagers) et le manque de planification caractéristique de l’urbanisme traditionnel sont à l’origine des maux de la cité médiévale.
Le développement de la ville de Montivilliers a connu, à la suite de son essor, un déclin rapide notamment avec la perte progressive de pouvoir politique de la part des Abbesses. De plus, « la fondation du Havre, les guerres de religions, la révolution ont successivement ruiné l’industrie et le commerce de Montivilliers » (Dumont et Martin – 1886). Aujourd’hui, la ville de Montivilliers a réussi à renouveler son dynamisme économique, industriel et culturel. Toutefois un essoufflement démographique démontre que la ville doit faire face à de nouvelles problématiques notamment d’habitat pour pérenniser son développement.

Sources :
Musset Lucien. De saint Victrice à saint Ouen : la christianisation de la province de Rouen d’après l’hagiographie. In: Revue d’histoire de l’Église de France, tome 62, n°168, 1976. La christianisation des pays entre Loire et Rhin (IVe-VIIe siècle) pp. 141-152.
Anne-Marie Helvétius, « Hagiographie et réformes monastiques dans le monde franc du viie siècle », Médiévales, printemps 2012,
THEILLER, Isabelle. Un document pour l’histoire de la draperie médiévale de Montivilliers – 1374-1383 In : La draperie en Normandie du XIIIe siècle au XXe siècle. Mont-Saint-Aignan : Presses universitaires de Rouen et du Havre, 2003
Moyse Gérard. Topographie, hagiographie et aristocratie: trois clés pour le christianisme mérovingien.. In: Bibliothèque de l’école des chartes. 1978, tome 136, livraison 1. pp. 77-81.
Werner Karl Ferdinand. Le rôle de l’aristocratie dans la christianisation du nord-est de la Gaule. In: Revue d’histoire de l’Église de France, tome 62, n°168, 1976. La christianisation des pays entre Loire et Rhin (IVe-VIIe siècle) pp. 45-73.
Dumont, E. Martin, A Histoire de la ville de Montivilliers – 1886
Musset, L. Histoire d’une ville et de son abbaye, 950e anniversaire. Décembre 1985


