Par François TARONI

La vieille ville de Cordoue vue depuis les rives du Guadalquivir – Gravure par Saunier 1932
Après la chute du Califat Omeyade de Damas au VIIIème siècle, Abd al Rahman, dernier prince rescapé de la dynastie, fuit jusqu’en Andalousie et proclame l’indépendance de l’émirat de Cordoue en marge du Califat arabe. La ville de Cordoue change du jour au lendemain de statut et devient le symbole de l’âge d’or de l’islam ibérique.
Celle qui était jusqu’à présent une ville moyenne de l’empire romain et du royaume wisigoth, devient, en à peine deux siècles une large conurbation de plusieurs villes et faubourgs.
Avec une population estimée à plus de 500 000 habitants, Cordoue était au Xème et XIème siècle la plus grande ville d’occident et un centre économique et culturel majeur du bassin méditerranéen, rivalisant alors avec la Bagdad de l’époque.
Avec l’arrivée des Omeyades, l’expansion rapide de la nouvelle capitale s’organise dans un premier temps autour de centralités majeures rattachées et ordonnancés par le pouvoir comme le souk, l’alcazar ou la grande mosquée.
Mais à la croisée des grandes cultures de l’époque, la ville de Cordoue développe également un ordre urbain particulier incrémenté à la fois par l’organisation sociale arabo-andalouse et par les rapports de cette société avec les pouvoirs politiques et religieux. C’est le fruit d’une corrélation puissante entre les modes de vie, l’architecture et l’organisation de l’espace.
Pour déceler les codes de l’organisation spatiale des villes
andalouses, il faut les étudier à travers le prisme du droit mâlikite, une doctrine
inspirée des coutumes des peuples de la Mecque qui donne la primauté au domaine
privé et à ses usages dans la cité.
Perçu par les orientalistes comme l’agglomération désorganisée d’intérêts
privés, le tissu urbain de l’ancienne médina de Cordoue répond en réalité à une
logique informelle et subtile, basée sur les vides contigus aux espaces privés,
les afniya.
Par extension du malikisme, l’espace bâti de la ville se complétait
nécessairement d’« espaces libres » ou d’afniya qui prolongent les immeubles et dont le propriétaire possède
un droit d’usage préférentiel. Contrairement à l’amalgame occidental de la rue
et de l’espace public, la définition de la voie « publique »
arabo-andalouse est beaucoup plus ambiguë et revêt en statut d’espace
semi-privé, possédé par la collectivité. C’est ainsi que les rapports des
domaines privés et leurs interfaces avec l’espace commun ont défini l’espace construit
de la ville.
Ces logiques d’appropriations informelles par les familles ou des groupes
sociaux différents ont participé à la production d’un espace urbain dense et entremêlé,
en continuelle mutation.

Les afniya qui établissent
une frontière mouvante entre public et privé, dans la morphogenèse andalouse, caractérisent
également des lieux de repère et de sociabilité des communautés religieuses. Dans
son organisation sociale plus large, la ville de Cordoue se structurait en
quartier (hawna) autour de mosquées
secondaires (masgid), véritables marqueurs de l’espace urbain.
Les afniya des masgid définissaient alors l’espace libre de la communauté pour ses
activités sociales et religieuses. C’était avant toute chose un espace de
respect, un lieu de prière, prolongement de la mosquée, mais pas seulement :
les afniya servaient aussi de lieu pour
l’oratoire, les échanges, l’aumône et parfois aussi le petit commerce.
Cette dualité des usages des afniya, guidera l’essor de la ville de Cordoue jusqu’à la guerre civile et l’éclatement du califat ibérique.
Les différences d’ordonnancements des afniya cordouanes auront pour un temps, codifié puis structuré les espaces de plein, hiérarchisé tacitement les vides, modelé par l’usage les espaces urbains et de bien commun. A l’image d’un empire arabe, qui s’est construit, étendu et amalgamé avec les coutumes des peuples, l’ordre urbain de la Cordoue du Xème siècle reste aujourd’hui encore un exemple qui a su magnifier l’influence de nos us et coutumes sur l’espace et les vides de nos villes européennes.
Références bibliographiques:
- Les fondements de l’ordre urbain dans le monde arabe médiéval : réflexions à propos de Cordoue au Xème S. – Jean Pierre Van Staëvel dans Géocarrefour vol. 77 – 2002
- Les alentours de la grande mosquée de Cordoue avant et après la conquête chrétienne – Susana Calvo Capilla – 2003
- Histoire de la ville – Les villes de l’islam – Leonardo Benevolo – 2000
- Vivre à Cordoue au moyen-âge – Solidarités citadines en terre d’Islam aux Xe-XIe siècles – Christine Mazzoli-Guintard – 2003