Antoine Barth
En 1947, l’Inde obtient son indépendance et l’ancienne colonie britannique est partitionnée en deux régions ; l’une pakistanaise et l’autre indienne. Jawaharlal Nehru voudra dès 1949 une nouvelle capitale pour la partie indienne. Ce dernier fera appel à Le Corbusier en 1950 pour la construction de la ville.
Si l’on fait confiance à l’architecte français, c’est parce que l’on souhaite que la ville soit à l’image des aspirations modernes du gouvernement. Conscient qu’il s’agit d’une opportunité pour réaliser ses idées urbanistiques maintes fois esquissées mais rarement construites, Le Corbusier s’empare de la commande. Les événements vont alors s’enchaîner très vite. Sur place, l’architecte et son équipe – composée de Pierre Jeanneret, des britanniques Jane Drew et Maxwell Fry mais aussi d’architectes indiens – établiront le plan de la ville en quelques jours à peine durant le mois de février 1951. Les premières pierres seront posées en 1952 et la ville sera inaugurée en 1953.

Le Corbusier Center – Chandigarh
Ce plan de 1952 pense une ville pour 150.000 habitants. Accolée contre le Capitole, symbole de l’unité du Pendjab indien, la ville se développe suivant une orientation Nord-Est / Sud-Ouest. Cette orientation est en effet considérée comme optimale par l’équipe d’architectes par rapport à des questions d’ensoleillement. Puis, on divise la ville en secteurs, suffisamment importants pour fonctionner de manière autonomes, orientés autour d’un grand parc. On pouvait déjà retrouver ces idées dans le plan d’Albert Mayer pour la ville de 1950. En effet, l’américain avait été mandaté quelques temps avant Le Corbusier. Cependant, sa collaboration avec le gouvernement indien cessera avec le décès de son coéquipier dans un crash d’avion. Le Corbusier, soucieux d’être considéré comme l’unique planificateur de la ville, ne reconnaîtra pas ces similitudes. Au contraire, dans une lettre à sa mère, il qualifiera le plan de Mayer de « faux-moderne », « d’erreur » et insistera sur l’idée que ses plans ont été « […] faits, inventés, créés. » (1)

Chandigarh Architecture Museum
S’il est évident que Le Corbusier abandonne le vernaculaire du plan de Mayer, il l’est tout autant que certaines ressemblances existent ; la figure de la garden city, la présence de la végétation et la faible densité qui vaudront à Chandigarh sont unicité dans le paysage indien et son surnom : The City Beautiful.
A la modernité à laquelle Le Corbusier s’affile sont associées des idées de nouveauté, d’originalité. Cependant, comme nous le rappelle Mickaël Labbé, « […] Le Corbusier est très conscient qu’on ne commence jamais de zéro. Il s’agit toujours en quelque sorte de faire table rase du déjà existant, ce qui veut dire que l’espace théorique à refonder est toujours déjà sursaturé de discours et de pratiques qu’il s’agira de combattre. » (2) Devant le plan d’Albert Mayer, il s’agira alors pour l’architecte de sélectionner ce qu’il pense correspondre à son époque et au contexte. Pour ce faire, Le Corbusier va placer une série de règles qui dicteront les principes urbains et architecturaux : « À une époque neuve doivent correspondre des normes nouvelles, normes qui doivent « faire système » […] (en allant des plus abstraites et des plus théoriques aux plus concrètes et pratiques) » (3).
Durant les quinze années de la première phase d’urbanisation de la ville, trente secteurs seront construits. Ils sont accessibles grâce à un réseau de voiries à la hiérarchie extrêmement bien réglée. Un type de voix parviendra jusqu’à eux depuis les axes environnants, un autre permettra de les séparer les uns par rapport aux autres, le suivant les traversera. Puis un autre type effectuera la desserte au sein des secteurs, avant qu’un suivant se ramifie suffisamment pour se terminer en impasse. Enfin, le cheminement piéton est permis par une dernière typologie de voirie. De la sorte, on accède à son logement depuis l’extérieur de la ville comme à la feuille d’un arbre depuis le sol ; après être nécessairement passé par le tronc, on empreinte des branches toujours plus étroites. Cette stricte hiérarchie est l’un des reflets des normes que Le Corbusier applique à son équipe. Juxtaposés, les secteurs constituent un système.

Document de l’auteur
A chacune de ces voiries sera associée une végétation spécifique, propre à la fonction du réseau. Les intersections entre voies devront proposer un usage particulier, les habitations seront placées selon la même orientation que la ville tandis que les bâtiments publics seront désaxés. On trouvera un parc au centre de chacun des secteurs, ces derniers seront divisés en urban villages de tailles quasiment égales. Par rapport à la la spontanéité du tracé urbain de nombreuses villes indiennes, on se retrouve ici dans un contexte de planification. La norme définit et structure la ville.
Cependant, en traversant les secteurs, on ne ressent aucun sentiment de déjà-vu. Le traitement si spécifique des voies est peu perceptible pour celui qui n’en aurait été informé. Cela peut s’expliquer par le fait qu’aucun des secteurs n’est identique ; de la rigidité de la règle, on a tiré une multiplicité de variantes uniques. De plus, les constructions ont été confiées à des architectes différents qui ont tous développé de nombreuses typologies. Ici, la norme n’est pas contraire à la richesse, elle semble garante d’une diversité cohérente.

Document de l’auteur
Les idées que les architectes appliquent pour le dessin des typologies de logement étaient pour la plupart présentes dans un projet de Le Corbusier appelé « Maison des Péons ». L’architecte met en place des dispositifs techniques pour jouer avec la ventilation et le soleil dans une région où l’on cherche majoritairement à se protéger de la chaleur. On cumule des techniques traditionnelles et modernes – les claustras, la véranda, la double toiture parasol – dans une architecture qui joue entre espaces intérieurs et extérieurs, couverts et ouverts, privés et publics. Cette maison avait également la particularité d’être très économique, elle était pensée pour les fonctionnaires aux revenus les plus modestes. On retrouve ici les idées universalistes modernes dont l’objectif était de proposer un logement décent pour tous. A Chandigarh, l’intégralité de la population doit pouvoir être logée dans un logement dont le coût dépend de sa situation sociale.

Document de l’auteur
On va également chercher, en suivant les discussions du VIIème congrès des CIAM à Bergame en 1949, à promouvoir la libre disposition du sol par l’autorité. Cette règle permet à l’Etat de rester maître du foncier. Il peut, de la sorte, lancer des plans de reconstruction pour adapter la ville aux avancées de son temps. « Le statut des terrains doit […] anticiper les possibilités d’évolution et de changements qui nous sont encore cachés. » (4) disait Le Corbusier à propos de cette disposition. Ainsi, à sa création, la ville corbuséenne avait pour objectif de proposer des logements à toutes les couches de la population et, éventuellement, se métamorphoser pour rétablir un équilibre perdu. Siegfried Giedion rappelle qu’avec l’entrée dans la modernité, « […], la conscience sociale s’éveilla et apporta une exigence nouvelle : que l’habitation de l’ouvrier soit prise au sérieux sur le plan artistique. » (5)
Il est cependant notable, en déambulant dans ces quartiers de la première phase d’urbanisation de la ville, que les différentes classes sociales ne sont pas mêlées. Au plus proche du Capitole se trouvent les maisons des hauts fonctionnaires de l’administration. Les personnels de maison sont omniprésents ; les voitures sont en train de se faire nettoyer, les arbres se font tailler, l’habitation est gardée : les logements exposent la richesse de leurs propriétaires. L’impression de cette répartition des habitants en fonction de leur classe est amplifiée par la forme du secteur. Etant donné que ces derniers ne possèdent que peu d’entrées, l’effet d’enclavement – et de ghettoïsation – apparait rapidement. Depuis l’artère principale, on rejoint son secteur et, indirectement, sa classe.
La ville de Chandigarh représente alors les souhaits modernes du gouvernement indien et de Le Corbusier : le plan urbain est pensé comme un système au travers de la figure des secteurs, une dimension universaliste est apportée par la garantie d’un logement pour tous et la maitrise du foncier et de l’urbanisation par l’Etat. Mais, bien qu’elle soit garante de diversité urbaine, la norme proposée par l’architecte impose tout de même un certain zonage. D’un autre coté, du fait de l’exode rurale et de l’arrivée massive de populations, les terres seront progressivement privatisées : les possibilités de reconstruction sur soi-même sont maintenant vaines, la ville n’a d’autre choix que de s’étendre. En cela, Chandigarh est l’illustration d’idées modernes – le système et l’universalité – et de leurs limites.
- PAPILLAULT (Rémi), « Chandigarh », Portrait de ville, Paris, Cité de l’architecture et du patrimoine, 2007, p. 14
- LABBE (Mickaël), Le Corbusier et le problème de la norme, 2015, p. 49
- LABBE (Mickaël), Le Corbusier et le problème de la norme, 2015, p. 24
- PAPILLAULT (Rémi), « Chandigarh », Portrait de ville, Paris, Cité de l’architecture et du patrimoine, 2007, p. 24
- GIEDION (Siegfried), Architecture et vie collective, Paris, Denoël/Gonthier, 1980 pour la traduction française de Georges Pauline (première édition : Hambourg, Rowohlt Verlag, 1956), p. 44