Quelle place pour la nature dans l’urbanisme moderne ?

Dès la moitié du XIXe siècle, les externalités négatives de la « révolution industrielle » et leurs conséquences directes sur l’urbanisation nourrissent la réflexion sur le rôle des espaces verts dans la ville. Pour faire face aux nouvelles problématiques, notamment en termes d’hygiène, et poussé par les progrès techniques, l’urbanisme moderne va redéfinir la place de la nature dans l’espace urbain, dans  la théorie comme dans la pratique. Entre le XIXe et le XXe siècle, que ce soit pour les « théories » de l’urbanisme progressiste (favorisant les valeurs d’hygiène), ou pour celles de l’urbanisme culturaliste (privilégiant les valeurs culturelles traditionnelles), les parcs et jardins – comme on s’y référait à l’époque — ont acquis une place prépondérante [1]. Plus tard, le mouvement moderne, sous l’influence de Le Corbusier retravaillera également cette relation entre ville et nature. Cependant, malgré tout cet héritage, la relation toujours plus tendue entre ville et nature aujourd’hui nous incite à repenser cette relation sous une forme nouvelle encore.

  • La mission de l’urbanisme moderne : réintégrer la nature dans la ville pour assurer un lien nécessaire à l’équilibre  de l’Homme et mis en danger par la révolution industrielle
Plan de la cité Jardin Ungemach à Strasbourg

Les premiers mouvements de l’urbanisme moderne et planificateur, réintègrent la nature dans la ville, dans une approche progressiste qui veut, comme c’est le cas du Paris Haussmannien, faire respirer la ville et offrir à ses habitants des espaces de loisir et de détente.

Dès la deuxième moitié du XIXe siècle, l’espagnol Soria a travaillé sur une organisation urbaine, « la ville linéaire », fondée sur des critiques des grandes villes, qu’il présente comme « des tumeurs menaçantes ».

Dans son modèle, qui entend réduire l’importance des déplacements des citadins et le coût qui leur était rattaché, Soria souhaite que le citadin soit en contact avec la verdure à tous les niveaux, allant de l’échelle de l’habitat à celle de l’agglomération. Il prévoyait une maison pour chaque famille, avec son propre potager et son propre jardin. [1]

Howard, avec son modèle de cité jardin pousse ce principe encore plus loin  en proposant une grande ville constituée d’un ensemble de plus petites entités formées autour de parcs et proches des cites industriels, qui permettrait d’associer les privilèges de la ville aux aménités de la campagne. Ce modèle aussi entendait rendre l’accès au travail plus aisé et agréable. Il accorde par ailleurs un rôle important à l’agriculture dans son modèle, en insistant sur la multifonctionnalité de l’agriculture périurbaine. Selon ce modèle, le fondement de la ville est basé sur un réseau d’espaces plantés proche et facilement accessibles au public. [1]

Les considérations hygiénistes ont donc amené toute une réflexion sur l’importance des espaces verts dans la qualité du cadre de vie, tantôt dans une approche progressiste, plutôt mono fonctionnaliste (ex : Paris d’Haussmann), tantôt culturaliste, qui envisageait la pluralité des fonctions (esthétique, social, compensation industrie, agriculture) de ces espaces verts (ex : cités jardins).

  • Le mouvement moderne et les grands ensembles : beaucoup d’espaces verts mais traités de manière résiduelle
Bruno Levesque / IP3 Paris La Defense France 16 Mai 2017 Illustration dans le quartier d’affaires de Paris La Defense Les tours Aillaud ensemble immobilier

Le Corbusier reprochait au modèle d’Howard de favoriser l’éclatement urbain et par conséquent l’isolement social. Néamoins, malgré son attrait pour la « ville machiniste », Le Corbusier pensait lui aussi que l’homme est inséparable de la nature :

« La nature intervient de façon essentielle dans la fonction habiter (soleil, espace, verdure et ciel). Elle joue un rôle éminent dans la fonction cultiver le corps et l’esprit (sites et paysages). Elle accompagne la circulation (sites et paysages). Par l’urbanisme et par l’architecture, les sites et les paysages peuvent entrer dans la ville. […] La résence [de la nature] sera toujours ressentie autant dans ce qui entoure, le volume bâti que dans les raisons qui pour une part importante ont déterminé la forme même du volume bâti lui-même”. [2]

Pour lui, la ville est un grand parc, où les immeubles gigantesques, construits sur pilotis, laissent l’usage du sol aux piétons et gardent une place importante à l’aspect naturel. [1]

La construction des grands ensembles des années 60/70 peut être considérée comme un tournant important dans la mise en œuvre des politiques de planification et d’aménagement des espaces verts. Au sortir de la guerre, dans un contexte de pleine construction, tirée par la croissance économique et le retour massif des rapatriés français d’Afrique du Nord, ils ont donné de l’élan au développement des infrastructures vertes urbaines, en accordant une place importante aux espaces plantés (« espace vert d’accompagnement »), en accompagnant les projets urbains de parcs, jardins et squares de proximité.

Décharge sur les espaces verts de la cité du Parc Corot à Marseille, Le Point

Néanmoins, la densité d’habitants (1000 à 3000 habitants à l’hectare), constitue une contrainte de taille pour ce qui concerne la capacité d’accueil des parcs et jardins de proximité, [1] et les espaces verts au sein des grands ensembles sont souvent non appropriés par les habitants,  laissés à l’abandon, voire dégradée, en partie car leur statut (public ou privé) et les modalités d’entretien n’ont pas été clairement définis.

Da Cunha (2009) souligne : « Le « mouvement moderne » du début du 20e siècle n’accordera quant à lui qu’une place finalement assez résiduelle à l’espace vert : une fois posés les immeubles et les réseaux de voirie, l’espace vert, c’est tout le reste ». [1] Ces « système d’espaces libres » n’ont qu’une fonction  récréative et esthétique, qui sert de liant général aux autres fonctions (habiter, circuler, travailler).

L’idée de nature qui dominait alors restait immatérielle et même idéologique. On se préoccupait moins de la nature que des moyens d’atteindre la société idéale. L’ambition était de reconstruire un univers humain parfait avec une nature parfaitement maîtrisée et peu réfléchie. [2]

  • Les éco quartiers, une nouvelle manière de penser la relation ville nature ?
Terres de Versailles, éco-quartier développé par Icade

De nos jours, le modèle des cités-jardins d’Howard revient en quelque sorte sur la scène politique par le biais de la notion « d’éco-quartier » labellisée dans le cadre du Grenelle de l’environnement. [1]

Mais les éco-quartiers entendent aller plus loin que les cités jardins, et surtout que la ville verte corbuséenne. Ils pensent la nature comme un fondement de l’aménagement urbain, où le modèle urbain proposé est développé en fonction d’un important système de parcs et jardins, recréant tout un écosystème, et non pas seulement comme une infrastructure parmi d’autres équipements urbains.

En effet à partir des années 80/90, un glissement de l’urbanisme fonctionnaliste vers un urbanisme durable s’effectue, notamment sous la pression croissante des politiques environnementales sur le droit de l’urbanisme (Conférence de Rio, Nouvelles chartes d’Athènes, loi SRU, loi Grenelles…). Les nouvelles formes d’urbanisme vert intègrent peu à peu les différentes fonctions de la nature (récréative et sociale, bien –être, ressource, esthétique, résilience, biodiversité, …). Elles tendent  doucement à instaurer une gestion écologique des espaces verts et intègrent des milieux semi-naturels dans les mécanismes et les processus d’urbanisation. La prise en compte de la nature n’est plus maîtrisée (en tout cas dominée): on tente dorénavant de lui redonner sa force et de la laisser reprendre sa place en ville, là où elle le peut.

Si ce renouvellement imaginaire, provoqué notamment par la prise de conscience d’une « crise écologique », ne produit guère plus, chez la plupart des concepteurs de la ville (promoteurs et architectes en particulier), qu’une nouvelle forme stylistique d’espaces verts, une tournant indéniable dans la relation ville nature est en train de se produire.  Chez les habitants des villes notamment — qui vivent ces espaces verts, qui en réclament davantage et même parfois en créent de leur propre initiative — on constate le besoin d’établir de nouveaux rapports avec la nature dans les espaces publics, une véritable demande de connaissance et de pratique sur la nature comme le montre par exemple le renouveau des jardins collectifs. Et il se pourrait que les images de la nature qui sont mobilisées dans ces nouvelles attitudes soient le symptôme d’une remise en cause beaucoup plus  fondamentale du modèle économique qui régit le gouvernement du monde depuis plus de deux siècles. [2]


Schéma représentatif de l’évolution de la prise en compte des espaces végétalisés dans les théories et les pratiques urbaines

SOURCES

[1] Évolution de la place du végétal dans la ville, de l’espace vert a la trame verte, Lotfi Mehdi, Christiane Weber, Francesca Di Pietro et Wissal Selmi

https://journals.openedition.org/vertigo/12670

[2] Urbanisme moderne et symbolique du gazon, Mme Isabelle Auricoste

https ://www.persee.fr/doc/comm_0588-8018_2003_num_74_1_2126

Le Corbusier et la Nature, Roland Bechmann http://documents.irevues.inist.fr/bitstream/handle/2042/50724/AetN_1966_2_9.pdf?sequence=1

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