« Nulle part dans le monde une telle harmonie entre l’architecture, la planification urbaine et la politique gouvernementale n’était aussi parfaitement organisée qu’à Amsterdam». 1927, H. P. Berlage – figure notoire hollandaise de l’urbanisme du début du XX siècle

Amsterdam, 1917-1921
Michel de Klerk, architecte de l’Ecole d’Amsterdam
Credit photo : Richard Bryant – cf. (E), page 175
Le Plan Zuid de Berlage
Extension sud d’Amsterdam, 1917
H. P. Berlage, architecte concepteur
Aux Pays-Bas, le début du XXème siècle est révélateur d’une pensée globale entre architecture et ville. Amsterdam en est un cas exemplaire. La pression démographique qu’elle subit est le vecteur principal de son agrandissement. La modernisation de la ville (1) s’amorce autour de son port avec une importante gestion des contraintes de son territoire -notamment l’omniprésence de l’eau, puis s’annonce par une succession d’importantes extensions urbaines, à partir de son noyau médiéval. L’amplification de l’essor démographique depuis le milieu du XIXème siècle – la population a triplé en soixante ans – et la volonté étatique d’y remédier conforte l’établissement de plans d’extensions, la production de nouveaux logements, notamment sociaux, et la lutte contre l’insalubrité dans la ville. L’interventionnisme de l’Etat du début du XXème siècle, tant dans l’élaboration d’une planification que dans l’aide au financement de la nouvelle production urbaine, montre la vision moderne et progressiste d’Amsterdam.

– cf. (B)
Cette politique ouvre le champ à des projets de constructions communales et de lotissements sous l’égide de sociétés de construction. Les commandes sont majoritairement récupérées par les architectes de l’Ecole d’Amsterdam, courant du début du XXème qui construit sa notoriété à travers la revue Wendigen. Leur architecture met en oeuvre une esthétique expressionniste avec des façades pleines d’imagination, d’ornementation, d’accumulation de toutes formes artistiques. Comme pour d’autres écoles en Europe, c’est la période du retour à l’art total, transcendant et réunissant toutes formes de design.
Aux Pays-Bas, l’Ecole d’Amsterdam bénéficie d’une large demande de constructions mais aussi de la volonté générale d’associer cette architecture nouvelle à un urbanisme moderne. Au-delà de l’affirmation d’un style architectural, architectes et urbanistes développent une réflexion sur l’habitation, de la cellule à l’ilot. Simultanément, le bloc d’habitation devient une entité urbaine de la grande échelle, le bâtiment est une unité de travail à l’échelle de la ville et « la façade (…), le lieu d’un conflit, d’un compromis entre deux échelles, celle du logement et celle de la ville » (2).
Le plan ré-interprète et affirme les principes de l’ilot urbain haussmanien. Il change d’échelle en réponse à une demande massive de logements et organise précisément l’espace intérieur, plus généreux que celui d’Haussmann. L’aménagement et les dimensions de certains intérieurs d’ilots permettent même d’intégrer d’autres unités bâties. Amorcé dans la mise en oeuvre du plan Kalff, l’aménagement intérieur de l’ilot révèle, selon Panerai, « une intelligence particulière du rapport de l’architecture à la ville » (3). Le cas du quartier de Spaarnsammerbuurt est frappant. Il propose différentes typologies d’ilots: traditionnel (plusieurs bâtiments forment une unité), bloc (d’un seul tenant) ou décomposé (l’ilot s’ouvre).

Spaarnsammerbuurt
Ilots d’habitation du traditionnel au décomposé, réalisés entre 1913-1921
– cf. wikidata.org

Spaarnsammerbuurt
Ilots d’habitation du traditionnel au décomposé, réalisés entre 1913-1921
– cf. (A)

Spaarnsammerbuurt
Facade d’un bloc d’habitation vu en plan ci-dessus (1924)
– cf. (E), page 172
La décomposition de l’ilot, véritable innovation typologique et transition vers le modèle de la « barre » (4), s’affirmera avec le plan Zuid.

I. L’ilot dense : ex. de l’ilot haussmanien à Paris
(deuxième moitié du XIXème siècle)
II. L’ilot se décompose: ex. des blocs d’habitation à Spaarnsammerbuurt
(1913-1925), Amsterdam
III. L’ilot disparaît: ex. des quartiers allemands Römerstadt et Praunheim
(1925-1930)
– cf. (A)
Ce plan, extension au sud de la ville à visée résidentielle, est conçu en 1915 par l’architecte H. P. Berlage, associé à l’Ecole d’Amsterdam. D’une part, ses convictions permettent d’assurer une cohérence d’échelle entre un nouvel espace linéarisé et une composition générale de l’architecture; d’autre part, le génie de son plan permet d’établir une voirie en lien avec l’existant tout en rompant avec l’orthogonalité de la précédente extension et s’affirmant ainsi comme nouveau quartier autonome.
Malgré cette rationalisation de l’espace, il est intéressant de savoir qu’un premier projet de Berlage avait été présenté en 1905, marqué par les théories des cités-jardins et de l’utopie du « no where » de William Morris. Le plan proposait une continuité avec la ville existante par des rues courbes et un grand nombre de villas individuelles. Ne répondant pas aux enjeux de densité qui motivaient la démarche étatique, il avait été rejeté. La volonté d’une réalisation d’une conception plus culturaliste n’a pas été pas veine: malgré les 12 000 habitations établies par le plan Zuid, le besoin en logements nécessite de nouvelles extensions simultanées. Pendant la même période, le nord de la ville accueille la création de cités-jardins, Nieuwendam et Oostzaan, isolées du reste de l’urbanisation (cf. plan de développement urbain ci-dessus). Le plan « Berlage » passe ainsi d’un urbanisme culturaliste à un urbanisme progressiste, pourtant radicalement opposés: si le premier puise ses sources dans la cité-jardin anglaise, le second en réfère davantage au plan parisien d’Haussmann et a pu être comparé au plan londonien de C. Wren(5).

L’inspiration culturaliste
-cf. wikiwand.com

Extension sud d’Amsterdam, réalisé par H. P. Berlage en 1915 et approuvé en 1917
Plan de Londres – 1966
Plan de reconstruction après le grand incendie, réalisé par C. Wren (1666)
-cf. (A), page 157
Mais cette oscillation entre culturalisme et progressisme est-elle si surprenante? Pour Françoise Choay, une même matrice, forgée sur des règles et des modèles, s’applique à l’urbanisme, cet « art d’ériger des ensembles urbains »(6) . La « configuration urbaine »(7) repose sur cette alliance. L’urbanisme est inhérent à son caractère utopique, qu’elle présente comme la synthèse du traité de L. B. Alberti (1452) et l’ Utopia de T. More (1516), définissant respectivement un espace érigé par la règle et un espace utopique au sens initial du terme – qui n’existe pas. Cette définition confère ainsi une universalisation à tout modèle d’urbanisme.
Amsterdam au début du XXème siècle confirme cette pluralité d’applications urbanistiques simultanées d’une même volonté et pensées modernisatrices de la ville. Nouvelle illustration de l’ilot urbain, rationalisation du plan, intégration de l’architecture à la pensée urbaine, désir d’un retour à la nature… les influences divergentes convergent dans cette ville forte de son expérimentation urbaine.
Cette déduction continuera de s’appliquer au-delà du plan Zuid, accompli en 1927, puisque la ville se tournera vers un urbanisme de plus en plus progressiste. L’interaction des échelles et la précieuse relation entre espaces public et bâti, encore chères à Berlage accompli, n’est déjà plus d’actualité dans la nouvelle planification du début des années 30. Le General Extension Plan ou Algemeen Uitbreidingsplan Amsterdam (AUP), plan d’extension de C. Van Eesteren de 1939 présentera de nouvelles applications d’un urbanisme moderne fonctionnaliste radical. En écho aux principes des CIAM (Congrès Internationaux d’Architecture Moderne), ce plan d’après-guerre favorisera une sectorisation des quartiers par activité dominante et amorcera une désintégration complète de l’ilot d’habitation. Cette extension vers l’Ouest rompra définitivement avec l’Amsterdam existant. Malgré la planification d’un urbanisme entièrement aux mains des concepts corbuséens, de veines tentatives de la préservation d’un rapport entre ville et architecture, si identitaire du début du siècle, émergeront avec l’idée « ville intégrée »(8) de la Team X.

Vers un urbanisme moderne plus radical
Algemeen Uitbreidingsplan Amsterdam (AUP)
C. Van Eesteren, 1939
Extension vers l’ouest
-cf. Wikipédia
Notes:
(1) La modernisation de la ville commence dès le XVIIIème siècle avec l’aménagement de son port et l’extension urbaine le long des Trois Canaux mais se consolide véritablement à partir du plan Kalff de 1875, nommé d’après son concepteur, directeur de travaux publics. Bien qu’abandonnant le dessin concentrique de la ville traditionnelle et rompant avec le tissu existant, le développement de cette nouvelle extension s’organise en couronne autour de la partie sud du noyau médiéval et se planifie rationnellement d’après le système d’irrigation et les périmètres en blocs des terres agricoles présentes.
(2) Formes urbaines: de l’ilot à la barre, Philippe Panerai – Jean Castex – Jean-Charles Depaule, 1997, Editions Parenthèses, page 73
(3) Ibid., page 175
(4) « De l’ilot à la barre », terme utilisé par Panerai, Castex et de Paule dans leur livre éponyme
(5)Formes urbaines: de l’ilot à la barre, Philippe Panerai – Jean Castex – Jean-Charles Depaule, 1997, Editions Parenthèses, page 157
(6) La Condition urbaine. La ville à l’heure de la mondialisation, Olivier Mongin, 2015, Le Seuil
(7)Ibid., terme associé à F. Choay par O. Mangin
(8)Terme employé par les auteurs dans The Legacy of CIAM in the Netherlands: Continuity and Innovation in Dutch Housing Design, Susanne Komossa and Martin Aarts, article, Lisbon Vol. 4, N° 3, (2019): 90-101. DOI:10.17645/up.v4i3.2123
Sources:
(A) Formes urbaines: de l’ilot à la barre, Philippe Panerai – Jean Castex – Jean-Charles Depaule, 1997, Editions Parenthèses
(B) La morphologie urbaine d’Amsterdam, Fernand Verger, revue Norois, n°30, 1961, p.209-213
(C) The Legacy of CIAM in the Netherlands: Continuity and Innovation in Dutch Housing Design, Susanne Komossa and Martin Aarts, article, Lisbon Vol. 4, N° 3, (2019): 90-101. DOI:10.17645/up.v4i3.2123
(D) Imagining Global Amsterdam: History, Culture, and Geography in a World City, par Marco de Waard, 2012, Amsterdam University Press
(E) L’architecture du XXème siècle, Volume 1, Peter Gössel et Gabriele Leuthäuser, 2005, Taschen
(F) The Amsterdam School, Maristella Casciato, 1996, 010 Publishers
(G) La Condition urbaine. La ville à l’heure de la mondialisation, Olivier Mongin, 2015, Le Seuil