Entre le Modernisme et le Post-Modernisme: une guerre – Lecture d’une ville.

par Sarah Ayoub.

Koujak-Jaber Building (Gruyère bulding) Beyrouth 1967, par l’architecte Victor Bisharat – Photo, Sarah Ayoub, Juillet 2019.

Dans son livre « the image of the city » Kevin Lynch introduit le concept de « legeabilty of a city » c’est-à-dire la lecture de la ville, et pour cela, il propose l’analyse de trois éléments : l’identité, la structure et la signification. Pour une meilleure lecture de l’urbanisme moderne à Beyrouth, je vais me baser sur ces trois éléments en passant par les phases urbaines qu’a subies la ville et qui ont fait d’elle une ville en perpétuelle mutation.

L’urbanisme moderne :

Pour Beyrouth les années qui suivirent la chute de l’empire ottoman, firent décisives et constructives sur le plan urbain et architectural et ce à cause de l’arrivée du mandat français au Liban dans les années 20. Très vite, les français voulurent changer l’identité ottomane de Beyrouth et effacer les “tonzimat”[1] faits par les Turcs, afin de proclamer Beyrouth capitale des pays sous mandats.

Badaro, Beyrouth, quartier construit à l’époque des urbanistes français. Typlogie moderne. Sarah ayoub juin 2019.

Les acteurs  du changement dans cette époque, sont les urbanistes Français et les architectes libanais spécialisés dans les grandes écoles françaises.  

Façade d’un immeuble résidentiel à Badaro, bâtiment construit par un architecte Libanais – Modernisme des années 60 de Beyrouth.
Sarah Ayoub, Juin 2019.

L’âge d’or de l’urbanisme postmoderne au Liban était dans les années 60s,  avec la montée des architectes libanais comme Joseph Philipe Karam, auteur de  Beyrouth city centre, un hub commercial et culturel  au centre de la ville et dont il ne reste, après la guerre,  que le théâtre en forme d’un œuf, connu aujourd’hui sous le nom « The Egg ». Ce vestige est un grand symbole du modernisme libanais. A cette époque, l’identité  de la ville commence à se définir. C’est une Identité multiculturelle due à la stratification des différents  acteurs qui ont été impliqués dans la fabrication de la ville.   

Symbole de résilience à Beyrouth, « the egg » de l’architecte Joseph Philipe Karam, 1965, faisait parti d’un grand ensemble commercial et culturel « beirut city center.

« https://www.the961.com/amp/the-egg-war-beaten-ruin-downtown-beirut


[1] Tonzimat, les régulations urbaines qu’a imposées l’empire ottoman pour « reformer » Beyrouth.

L’urbanisme de la Guerre Civile ou le désurbanisme :

Les acteurs dans cette période de l’urbanisme libanais étaient les  milices qui ont divisé le territoire, et l’ont découpé pour faire le désurbanisme.

En effet, la proximité des bâtiments de l’urbanisme moderne dans la ville de Beyrouth était en faveur des citoyens, ils ont créé des trous dans les entrées des immeubles résidentiels, pour passer en cachette d’un immeuble  à l’autre, et ce, pour se protéger des tirs des miliciens.

Ensuite, les milices ont imposé une  ligne de démarcation, la « ligne verte » dessinée pour diviser le terrain Libanais entre Chrétiens et musulmans.

Ligne verte à Beyrouth ,1982
Ligne de démarcation, divisant Beyrouth en deux entités, Est Beyrouth pour les Chrétiens et l’Ouest de Beyrouth pour les Musulmans.


Post Modernisme :

La guerre civile a entrainé une dichotomie urbaine et esthétique entre les quartiers chrétiens et les quartiers musulmans. Le plan urbain à Beyrouth, est désormais la fusion entre le plan moderne des années 20 à 60 et celui établi par les miliciens pendant la guerre.

Quartier de Mar Mikhael (Saint-Michel), façades retapées, pour avoir le même aspect d’avant-guerre,
Plan et typologie de l’urbanisme après mandat Français.
Sarah Ayoub, Juillet 2019
Beyrouth, place des martyres, dans les années 60, l’age d’or du Liban.

Le post moderne à Beyrouth, est venu en tant que réponse à une désurbanisation  qui a déstabilisé les bases d’une ville moderne. C’est aussi une réponse hâtive issue d’une volonté à faire peau neuve, et donner une image réductrice renvoyant à la classe bourgeoise. En effet, en dessinant les plans du centre-ville de Beyrouth, la société foncière privée SOLIDERE[1], a négligé le côté fonctionnel du plan urbain ; surtout sur le niveau de la mobilité, c’est-à-dire, le centre n’est pas desservi par les transports en public (tel que le bus ; et on n’a même pas pensé d’adapter la ville à un train/tram futur).

Place des martyres aujourd’hui, vide. Triste réalité.

Le manque d’espaces publics dans une ville qui mise beaucoup sur l’apparence a poussé les gens à l’éviter, et à fréquenter les quartiers de Beyrouth qui répondent aux besoins de toutes les classes sociales. Les prix flambants dans l’immobilier ont fait du centre-ville une ville fantôme. Ainsi, les immeubles sont érigés sous une politique d’attractivité pour les investisseurs, sans prendre en considération les aspirations du peuple. Par ailleurs, la structure urbaine est flagrante mais dépourvue d’une signification.

Révolution d’Octobre 2019.

Pendant les manifestations, les acteurs de l’urbanisme sont les citoyens. Ils ont changé la configuration urbaine de Beyrouth en bloquant les routes, dans la place des martyres, place mal aménagée par SOLIDERE , qui a perdu sa signification d’espace public, et qui maintenant a retrouvé sa fonction , comme « cultural hub » où l’on trouve plusieurs tentes qui ont pour but de semer l’éveil politique parmi les gens. De plus, des tentes pour profs d’université, ont été dressées pour des conférences et des séminaires. Certains  grands équipements appartenant à l’époque moderne de Beyrouth comme « the egg » et l’opéra, ont été squattérises et occupés par des manifestants qui organisaient des activités culturelles. Avec le changement de configuration de la place des martyres et le blocage des routes dans Beyrouth, on a pu démocratiser la ville. Ainsi, Beyrouth retrouva sa signification d’avant-guerre, grâce à la détermination des citoyens.   


Manifestants sortant du « egg » où ils suivaient des conférances à thèmes politique, les espaces abandonnés de Beyrouth furent transformé en des lieux d’échange d’idées pour transformer positivement le pays.
Photo, Sarah Ayoub, 28 Octobre 2019.
Traduction de l’arabe: « ils l’ont prise [Beyrouth] pour 30 ans et l’ont transformé en une ville fantôme, alors que le peuple la repris pendant 6 jours et l’a transformé en une ville de paix.
23 Octobre 2018.
Compte instagram: @mesh_ghalat

Enfin l’image de la ville est façonnée non pas par un courant urbain/architectural mais aussi et surtout par les citoyens qui tiennent à exprimer leurs aspirations et donnent une âme à l’espace urbain. Ainsi, selon Kevin Lynch « l’Image de la ville » devient ancrée dans la mémoire quand ces trois éléments sont présents :

L’identité: pluriculturelle.

La structure :  plans modernes des urbanistes français et libanais pour faire une nouvelle réforme urbaine.

Signification : les citoyens qui imposent leur empreinte dans la ville « postmoderne »


Place des martyres,
Sarah Ayoub, 28, Octobre 2019

[2] Solidere société foncière privée qui avait pour but de reconstruire Beyrouth et la placer à une échelle internationale,