« Ruralisez la ville, urbanisez la campagne, replete terram ». Cette phrase qui ouvre la Théorie générale de l’urbanisation de Cerdá, résume la prémisse de l’un des paradoxes que portera l’urbanisme moderne : urbaniser en niant la ville elle-même. Dans le plan de Cerdá pour l’extension de Barcelone, la ville est territorialisée, devient extensible à souhait, l’ilot est cassé -il se reformera par la suite malgré le plan initial- et son noyau historique est annihilée et réduit à un reliquat excentré. Cette territorialisation ouvrira la brèche par la suite à la négation de la ville comme corpus christi, comme une entité définie et disposant de centralités claires comme dans la proposition de cité linéaire de Soria y Mata en 1882.


Cette négation de la ville s’exprimera de manière plus radicale chez les modernes du XXe siècle. Hendrik Wijdeveld proposera la pure et simple suppression de la ville. Avec ses Villes-Immeubles, quelques unités de milliers d’habitants fonctionnent en cluster sans aucune voie de communication à même le sol avortant de facto l’opportunité de la genèse de toute rue.

Le paradigme fonctionnaliste de l’architecture moderne s’attache à déconstruire les codes communs qui définissent la ville jusqu’alors, à savoir la rue, jugée dangereuse et peu fonctionnelle, et l’ilot au profit d’unités habitables. Le refus de ce cadre de référence mène à la production d’une ville fragmentée qui n’est dès lors qu’une juxtaposition d’unités radieuses sur un territoire sillonné de voies. Pourtant l’échec des grands ensembles français et des villes nouvelles comme Brasilia prouvent désormais les limites de ce mode de pensée : la ville ne pouvant se résumer à une agrégation d’unités appliquée à un terrain vierge.

Le progrès moderne se base sur un contrôle de l’espace et du temps où la forme est avant tout corolaire de la fonction. Dans un entretien donné en 1956, présentant son plan d’urbanisme pour Paris (archives INA), Le Corbusier parle de la nécessité « d’annuler les effets d’une longue négligence ». Selon lui seuls les lieux pertinemment dessinés et limités, organisées organiquement le long de la Seine, ont légitimité à persister et aucune qualité n’est accordé aux espaces sans planification qui ont pourtant été collectivement pensés et articulés.
A défaut de pouvoir toujours penser la ville ex-nihilo, le geste d’effacer vaut autant que celui de construire. La seconde moitié du XXe siècle sera l’âge d’or du bulldozer et si certains évènements comme le Blitz londonien donneront l’occasion aux modernes de réécrire partiellement la ville, certaines catastrophes naturelles comme le tremblement de terre d’Agadir de 1960 seront des opportunités inouïes de tabula rasa – cette expression latine qui renvoie à une tablette de cire vierge, sans inscription et qui extension fait référence au fait d’effacer le passé pour repartir à zéro.


La ville moderne refuse le compromis du palimpseste. La tabula rasa est ainsi un nettoyage, un acte pragmatique de gain de temps qui permet de s’affranchir du contexte, de gommer les traces de l’histoires et de la géographie, de supprimer les usages existants pour enfin pouvoir dessiner sur une page blanche.