
Au cœur des dynamiques d’aménagement du territoire, nous pouvons aujourd’hui constater une multiplication généralisée du recours aux appels à projets.
Cette nouvelle méthode de fabrique du territoire pose aujourd’hui différentes interrogations:
– Quels sont les effets générés par le désinvestissement de la collectivité dans le projet? En quoi les sujets de gouvernance sont alors mis à mal?
– Comment l’intervention d’opérateurs privés et d’entreprises au sein des groupements, bien qu’elle révèle un nouveau jeu d’acteurs en partenariat public-privé tout à fait précurseur, pose la question de la privatisation généralisée du foncier?
API – APUI : quels intérêts pour les communes ?
Les Appels à Projets Innovants (API) et Appels à Projets Urbains Innovants (APUI) sont aujourd’hui un mode de commande très prisé par les communes pour trois raisons distinctes.
Tout d’abord, l’effet médiatique produit par les appels à projet, depuis l’expérimentation de Réinventer Paris en 2014, est infiniment plus impactant que pour d’autres types de commande car il est lancé de façon simultanée sur différents sites voués à changer le visage du territoire concerné. Les communes ont donc le privilège d’être, par ce biais, mises en lumière et de générer de ce fait un véritable levier pour l’investissement de site jusqu’ici peu connus.
Ensuite, les communes trouvent ici un entre deux entre le mode classique des marchés publics relativement contraignant et la simple cession de terrain sans aucune maîtrise. L’appel d’offre ouvre donc un nouveau champs d’outils de valorisation du foncier, plus flexible. En effet, la question de la négociation entre le groupement lauréat et les communes reste prédominante. C’est d’ailleurs cette phase caractéristique qui distingue l’investissement des collectivités dans leur territoire car elles peuvent être plus ou moins interventionnistes en fonction des projets.
Enfin, la force de frappe de ce type de projet qui invite des acteurs variés à participer au projet sur un temps court garantie cependant aux communes la faisabilité du projet en ce que ce dernier doit nécessairement être économiquement équilibré.
Comparé aux marchés publics classiques, il s’agit d’un type de commande qui incite à une forte anticipation du promoteur mandataire et des investisseurs à envisager la commercialisation future pour garantir la rentabilité du projet.
La question de la gouvernance doit donc, de ce point de vue, être abordée. La Métropole du Grand Paris (MGP) a clairement affiché son désir de laisser aux communes la maîtrise des projets urbains innovants «Inventons la Métropole du Grand Paris». La gouvernance des communes au sein d’appels à projets extra-territoriaux soulève la question de la simultanéité de la conception sur différents sites du territoire. Si l’API et l’APUI ont cette force de proposer de synchrone la réalisation de projets aux programmations variées permettant de recréer une dynamique généralisée sur le territoire concerné, cette notion de simultanéité pose question au regard de la non prise en compte globale des programmations produites. En d’autres termes, aucun acteur n’est alors en capacité de comprendre la pertinence réelle programmatique vis-à-vis de l’échelle locale du projet et vis-à-vis des différents projets entre eux. Cette particularité trouve donc ces limites au regard de la compétitivité éventuelle de différentes programmations proposées entre elles. De plus, l’interférence des temps politiques locaux au sein de projets d’aménagement au temps long dénote d’une inadéquation entre les enjeux politiques locaux et la conception de projets métropolitain à ancrage local et, de fait, fragilise leur faisabilité.
En second lieu, la question de l’échelle du territoire concerné pose la question de la pertinence du modèle des appels à projets tels qui sont mis en œuvre aujourd’hui. Si Réinventé Paris proposait alors des projets à la parcelle dans un tissu urbain constitué, envisager, à travers Inventons la Métropole du Grand Paris, un territoire plus vaste et complexe en mobilisant les mêmes outils de planification semble peu pertinent. Peut-on réellement concevoir le territoire métropolitain de demain à la parcelle (cas majoritaire des sites proposés)? Et dans le cas de réels Appels à Projets Urbains Innovant, la question de l’aménagement est-elle véritablement en capacité, aujourd’hui, d’être portée par les acteurs du projets comme les promoteurs?
La conséquence des appels à projets sur l’aménagement du territoire : promoteurs et élus, de nouveaux faiseurs de ville ?
La mise en concurrence de promoteurs privés prenant la tête de groupements de maîtrise d’œuvre pose question du point de vue de la qualité du projet en elle-même, mais rebat également les cartes du dialogue entre les différents acteurs de l’aménagement.
Contrairement aux exigences de la loi MOP, le désengagement du public a pour effet de laisser la négociation de la gestion et la répartition des honoraires se faire en interne entre les différents membres du groupement. Les professions de maîtrise d’œuvre doivent donc négocier directement avec l’opérateur et les entreprises en charge de l’opération.
Les API et APUI ont également ceci de particulier “d’évacuer” un acteur de la chaîne de production du projet. En effet, le rôle d’aménageur revient automatiquement au promoteur qui doit, de fait, se doter de nouvelles compétences. Sur un projet au temps court, de façon totalement paradoxale, le promoteur lauréat doit être en capacité d’assurer son investissement dans des temporalités plus longues que d’usage puisque le portage du foncier lui revient et inclus, bien en amont de la construction, différentes phases d’études et de viabilisation. De plus, l’incertitude de l’acquisition du foncier à déjà mis en lumière la grande difficulté pour les groupements lauréats de maintenir leur bilan économique et leur futurs repreneurs sur la durée.
Le dialogue entre le promoteur et les élus est donc prédominant pour la bonne continuation du projet puisqu’il est à l’origine même de sa faisabilité.
Si la programmation mis en œuvre par ce type de commande ne revêt souvent que peut d’innovation et se cantonne à ouvrir la production des promoteurs à des produits moins standardisés (au delà du logement et du tertiaire), la question des espaces publics est, en revanche, en profonde reconfiguration.
Les API et APUI, loin de la définition juridique stricte de la ZAC, n’imposent aucune rétrocession des espaces publics créés à la ville. C’est la négociation entre le promoteur et la collectivité qui définit les termes de gestion et l’avenir juridictionnel de cet espace. A de nombreuses reprises, les communes ne souhaitent pas se voir rétrocéder ces espaces publics et en garantir la gestion et la maintenance. Le promoteur doit donc l’intégrer dans son propre bilan comme un “espace privé ouvert au public”.
L’API a donc deux conséquences principales sur la fabrique des territoires :
-L’émergence d’une nouvelle profession de promoteur-aménageur en lien direct avec les pouvoirs publics;
-La privatisation des sols communaux et de l’espace public.
Plaine Commune : le modèle d’un contre-pouvoir fort face à la privatisation du territoire
Plaine Commune semble avoir anticipé les dangers de la mise en place de ce type de projet. Forte d’un important passif d’aménagement de son territoire, l’EPT est aujourd’hui en mesure d’anticiper les conséquences futures des processus de projet comme les API et APUI et compte bien prendre la main sur les négociations face à la privatisation de son territoire.
Nous prendrons comme cas d’étude le projet lauréat les Lumières de Pleyel de l’APUI Inventons la Métropole du Grand Paris.
Deux actions engendrée par Plaine Commune dans l’élaboration de ce projet sont alors à prendre en compte pour comprendre la développement anticipé d’un contre-pouvoir face à l’investissement privé généré par ce projet.
Dans un premier temps, Plaine Commune a fait le choix d’insérer ce périmètre de projet au sein d’une ZAC. Cette action à notamment permis à l’EPT d’inscrire au règlement de consultation l’obligation de concevoir à terme les espaces publics générés à travers un processus de marché de maîtrise d’ouvrage publique. Ce choix garantie aujourd’hui la pleine possession publiques de ces futurs espaces et préserve, de ce fait, leur accessibilité à toute heure du jour et de la nuit. Consciente des dangers de la potentielle résidentialisation d’espaces privés ouverts au public, en inadéquation avec les politiques publiques d’ouverture et d’inclusivité portées par ce territoire, Plaine Commune a su, dès la rédaction du cadre réglementaire de l’appel d’offre ce prémunir de ce type de dérive et ainsi assurer la continuité de sa politique d’aménagement.
Dans un second, Plaine Commune a su être en mesure de sécuriser la pérennité et la faisabilité du projet. Suite à l’annonce de la réalisation de la gare de Saint-Denis-Pleyel, futur Hub du Grand Paris Express aux portes de la capitale, de longs débats se sont portés sur l’opportunité de construire un franchissement permettant de relier, enfin, les deux secteurs de la commune de Saint-Denis fracturée par la présence du réseau ferroviaire de la gare du Nord et du RER D. Ce projet fait aujourd’hui consensus au sein des différents élus et est donc fortement porté politiquement.
L’importance du financement à générer pour réaliser un tel ouvrage dépasse cependant pleinement les apports potentiels des communes, de l’EPT et les subventions éventuelles. Plaine Commune a donc proposé de lier les terrains dans le cadre de l’APUI IMGP au secteur du franchissement en y intégrant la question du pont habité. L’idée de générer entre deux opérations, que sont le Méta-îlot et le franchissement, une péréquation financière a donc permis une acceptation plus généralisée du projet des Lumières Pleyel. Ce projet devant être en mesure de dégager les charges foncières suffisantes pour équilibrer, grâce à ses recettes, le bilan économique déficitaire du franchissement.
Par cette action singulière, il est légitime de penser qu’ici Plaine Commune a été en capacité non seulement d’extraire le projet des échéances politiques locales, puisque les élections de mars 2020 ne pourront remettre en question la faisabilité du franchissement Pleyel, mais également de pérenniser l’ensemble de l’opération sur le temps long.
A travers ces actions, il semble que les compétences et la force de conviction de Plaine Commune garantie aujourd’hui la notion d’intérêt public du projet.
Quelles conditions pour garantir l’aménagement de la ville de demain ?
Si les API et APUI produisent aujourd’hui un véritable risque de privatisation de la ville en procurant des terrains communaux aux acteurs privés de la promotion les pouvoirs publics peuvent néanmoins être en mesure d’appréhender ce risque et générer un contre-pouvoir fort et intelligent.
La connaissance de son territoire et des enjeux de son aménagement est alors essentiel mais doit également être combiné par un portage politique fort et consensuel incité par une montée en compétence des acteurs de la maîtrise d’ouvrage intervenant à une échelle de projet pertinente.
Ce positionnement fort, permettant aux pouvoirs publics de concevoir la ville en bonne intelligence avec les investisseurs privés, parait être un modèle intéressant à suivre pour concevoir de façon équilibrée et viable la ville de demain.
Bibliographie & entrevues
Sébastien Chabas, «L’appel à projets, un format de concours qui dérange», batiactu, 8 février 2016.
«Inventons la Métropole du Grand Paris», ouvrage édité à l’occasion de l’exposition Inventons la Métropole du Grand Paris novembre 2017-février 2018, Pavillon de l’Arsenal, pages 20 à 27.
Nicolas Rio, Vincent Josso, Lucille Gréco, « «RÉINVENTER» LES VILLES : EFFET DE MODE OU VRAIE TRANSFORMATION ? », Collection Réflexions en partage, 2019.
Catherine Jacquot, présidente du Conseil national de l’ordre des architectes (Cnoa), «Point de vue – L’appel à projets urbains innovants à Paris a un parfum de provocation», Le moniteur, 17 février 2015.
Lou Reynaud, Cécile Dang, «APUI : 4 ans après leur création, quels enseignements ?», City Linked, 13 février 2019.
Gilles Delalex, co-fondateur et dirigeant de l’agence d’architecture Muoto
Shahinda Lane, urbaniste fondatrice de l’agence Shahinda Lane
Benoit Quessard, Ex-directeur de projet aménagement Pleyel, Plaine Commune
Baptiste Suaudau , directeur de projet, & Jules Gallissian, architecte urbaniste, agence Snohetta
Noémie Mallet _ 29/11/2019