La Zone à Défendre de Notre-Dame-des-Landes, une réincarnation de la ville traditionnelle ?


La Zone à Défendre (détournement de Zone d’Aménagement Différé) de Notre-Dame-des-Landes a souvent été décrite comme un lieu d’affrontement ou qualifiée de « zone de non-droit ». Les premiers « zadistes » s’y sont installés en 2009, pour soutenir les agriculteurs qui s’opposaient à la construction d’un aéroport depuis les années 1970. La lutte est donc orientée, dès l’origine, contre un État planificateur. À partir de 2012, « il ne s’agit alors pas seulement d’édifier des barricades pour empêcher les assauts des forces de l’ordre, mais de manifester une opposition radicale aux politiques d’aménagement du territoire, pensées comme autant d’instruments de contrôle des populations »[1]. Les marches et manifestations symboliques ont trouvé un ancrage dans le territoire et « la désobéissance se spatialise » (Sandra Laugier, philosophe, dans un entretien au Monde[2]).  

L’invention de nouveaux modes de vie

De nouvelles formes d’organisation collective naissent, et avec elles de nouveaux rapports à la nature, de nouveaux rapports sociaux et de manière générale, un rejet de la domination et de la hiérarchie. Ainsi, on a vu la mise en place d’une justice alternative (un « Conseil des 12 », tiré au sort tous les quinze jours, qui tentent de résoudre les litiges), d’un « non-marché » où les produits des champs sont vendus à prix libres, et différentes instances permettant d’organiser la vie collectivement (l’Assemblée générale du mouvement, qui organise la lutte pour le maintien de la ZAD, la réunion des habitants , qui traite des problématiques quotidiennes des Zadistes, etc.).

En tout premier lieu, la ZAD est une zone cultivée : son objectif d’origine était bien d’aider les agriculteurs expulsés par l’État à continuer à exploiter leurs champs. De nombreux modes de culture sont expérimentés, et poursuivent un objectif d’autosuffisance alimentaire : l’alimentation retrouve un ancrage dans le local. Comme dans la ville traditionnelle, différents lieux et fonctions sont éparpillés dans la ZAD, sans que leur implantation fasse l’objet d’un plan général. Ce sont des lieux qui, dans les villes actuelles, ont souvent été repoussés à l’extérieur de la ville : forge, menuiserie, brasserie, tannerie, herboristerie, et toute une palette d’artisanat.

Avec cette organisation alternative, la ZAD devient un laboratoire pour de nouveaux modes de vie qui s’ancrent à nouveau dans leur environnement. On démontre qu’une autosuffisance est possible : auto-fabriquer son alimentation, son énergie… mais aussi son habitat.  

Changer de mode d’habiter

Dans la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, habiter devient un mode de résistance collective : par l’occupation illégale du terrain, mais aussi par le refus des modes d’aménager. Sans organisation planifiée, les cartes existantes de la ZAD sont toutes relativement informelles. Les zadistes s’opposent également à la propriété : le découpage du foncier de 1650ha de la ZAD n’a aucune incidence sur l’implantation des activités, à l’inverse des types de milieux. De même, des paysans se disent « passeurs de terre »[3] : la terre ne leur appartient pas, ils ne peuvent se l’approprier mais uniquement la gérer sur la base de consensus.

Les habitants de la ZAD s’affranchissent des normes : la plupart se sont inspirés de l’habitat léger pour leurs constructions. Ils refusent la standardisation croissante du cadre bâti en construisant eux-mêmes leurs habitats avec les ressources trouvées autour d’eux. Geneviève Pruvost a mené une étude sur la ZAD et rapporte dans un article sur les chantiers collectifs[4], « on retrouve dans cette lutte les paradigmes de la preuve par l’exemple et de la politisation du moindre geste. Il s’agit bien de bâtir autrement : au béton, au fuel et aux fosses septiques chimiques sont préférés le bois, les matériaux de récupération, l’isolation en feutre, en paille et en terre, le poêle, l’énergie solaire et les toilettes sèches ». C’est l’invention d’un vernaculaire contemporain : on se tourne vers des matériaux locaux, des habitats plus légers, on s’approche de la résilience. Souvent, les chantiers collectifs permettent à tous d’acquérir des compétences en construction. Là encore, on abandonne le système actuel pour retrouver une forme d’apprentissage par le « faire ». Les apprentis et habitués se réapproprient l’acte de construire.

Crédit : Cyrille Weiner
Crédit : Cyrille Weiner

Intérêt des professionnels et des chercheurs

Les nouveaux modes de vie, dont les modes d’habiter, développés sur la ZAD font l’objet d’un fort intérêt des intellectuels, chercheurs et professionnels. En effet, ils symbolisent la spatialisation d’un mouvement alternatif, qualifiée d’« utopie concrète » dans un article du Monde. Si la majorité de ces intellectuels sont des historiens ou sociologues, les professionnels de la conception urbaine et architecturale se sont également mobilisés.

Ainsi, des étudiants du diplôme supérieur des arts appliqués (DSAA) alternatives urbaines de Vitry-sur-Seine se sont rendus, avec leur professeur Christophe Laurens (architecte) et le photographe Cyrille Weiner, sur la ZAD de Notre-Dame-des-Landes pour découvrir ces architectures alternatives. Ils discutent avec les habitants, font du relevé sur les constructions, photographient les lieux. L’ensemble des travaux fera l’objet d’une publication, Notre-Dame-des-Landes ou le métier de vivre, aux éditions Loco[5].

Des architectes, paysagistes, urbanistes et géographes ont publié une tribune sur le site de Mediapart, le 6 avril 2018 « Comme à la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, défendons d’autres manières d’habiter »[6]. Patrick Bouchain, Gilles Clément et Thierry Paquot font partie des signataires. La tribune milite contre l’expulsion des habitants de la ZAD et la destruction des constructions ; et défend « un patrimoine vivant issu d’une lutte solidaire qui ouvre nos imaginaires ». 

Crédit : Cyrille Weiner
Crédit : Etudiants du M2 du diplôme supérieur des arts appliqués (DSAA) alternatives urbaines

Quel avenir pour la ZAD ?

Lorsque le projet d’aéroport a été abandonné par l’Etat, le PLU de Notre-Dame-des-Landes a immédiatement réintégré le périmètre de la ZAD dans la zone agricole. Pour ne pas faire face à de nouvelles vagues d’expulsions, les habitants avaient déposé des formulaires de régularisation, sans complètement suivre les règles édictées : un dossier commun de fiches transformées proposant des activités autres en plus de la paysannerie avait été déposé. Les 400 hectares cultivés par les paysans zadistes le sont toujours, les forêts sont toujours utilisées. Les conflits ont majoritairement eu lieu avec les grands exploitants qui avaient accepté de vendre leurs terres contre une compensation financière et qui souhaitent aujourd’hui les récupérer. Des activités culturelles et artisanales sont encore installées sans avoir eu recours à une contractualisation.  En effet, les Zadistes refusent d’aller à une normalisation totale, par crainte de perdre toute possibilité d’expérimentation.

Aujourd’hui, c’est l’habitat qui pose encore le plus de problèmes ; en effet, beaucoup de personnes issues de l’occupation de la ZAD militaient pour plus d’autonomie dans l’espace ; et luttent encore aujourd’hui pour la légalisation de l’habitat léger. Pour pérenniser son expérience, la ZAD s’est dotée d’un fond de dotation, structure de propriété collective. Dans une tribune dans la revue en ligne Reporterre[7], des habitants et collectifs de la ZAD explique que les objectifs de ce fond sont « d’assurer sur le très long terme que ces terres sortent définitivement de régimes de propriété privée et de possibles spéculations » et « que la destination de ces bâtis et terres soit le ressort d’une assemblée de territoire ». On peut donc espérer que la Zone à Défendre de Notre-Dame-des-Landes continuera de mener sa reconquête du vernaculaire et plus largement, à porter son projet politique.

Pauline Boos

Un article pour ouvrir la réflexion sur le sujet des ZAD :
https://www.monde-diplomatique.fr/2019/10/LORDON/60498


[1] PRUVOST G. « Chantiers participatifs, autogérés, collectifs : la politisation du moindre geste », Sociologie du travail, n°57, 2015

[2] C. VINCENT « Notre-Dame-des-Landes, Larzac, même combat ? », Le Monde, 18 janvier 2018

[3] F. BARBE, « La « zone à défendre » de Notre-Dame-des-Landes ou l’habiter comme politique », Norois, 238-239 | 2016, <http://journals.openedition.org/norois/5898&gt;

[4] PRUVOST G. Idem.

[5] C. WEINER, C. LAURENS, Notre-Dame-des-Landes ou le métier de vivre, Ed. Loco, 2018

[6] Collectif, « Comme à la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, défendons d’autres manières d’habiter », Médiapart, avril 2018, <https://blogs.mediapart.fr/les-invites-de-mediapart/blog/060418/comme-la-zad-de-notre-dame-des-landes-defendons-dautres-manieres-d-habiter&gt;

[7] Collectif, « Notre-Dame-des-Landes : La Zad est bien vivante et fait vivre l’alternative », Reporterre, juillet 2019, <https://reporterre.net/Notre-Dame-des-Landes-La-Zad-est-bien-vivante-et-fait-vivre-l-alternative&gt;

3 commentaires

  1. Un sujet intéressant ! Cela me fait penser à un autre cas d’habitat léger dans le Doubs où un particulier a construit une cabane perchée dans les arbres. Malheureusement, celle-ci étant localisée dans une zone naturelle protégée, la justice lui demande de déconstruire son édifice.

    voir : https://immobilier.lefigaro.fr/article/condamne-a-detruire-sa-cabane-perchee-dans-les-arbres_739bb8c6-59d7-11e9-8592-2e68e187fb35/

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  2. Évacuation de la ZAD : le Roi est nu
    Par Michel Lussault

    Loin d’être un fait mineur, l’évacuation de la « ZAD » de Notre- Dame-des-Landes apparaît comme un « fait social total ». En proposant un îlot territorial où d’autres types d’existences collectives se tentent et se vivent, l’expérience de ce lieu dérangeait l’appareil politique et bureaucratique centralisateur de l’État. Mais les démonstrations de force et les déclarations martiales des autorités masquent de moins en moins la faiblesse intrinsèque du modèle qu’elles sont censées protéger.

    L’évacuation de la ci-devant « ZAD » de Notre-Dame-des-Landes n’est pas un incident banal mais un événement de première importance. Nous sommes en présence d’une sorte de « fait social total », dont la portée dépasse de beaucoup la localité qu’il concerne et qui permet de mettre en exergue une idéologie territoriale dominante, celle exprimée par le gouvernement, et l’incapacité de celui-ci à accepter de prendre en considération d’autres manières que la sienne de concevoir et de vivre la citoyenneté.

    Dans son entretien donné à la télévision le 12 avril dernier, le président de la République affirmait, à la suite d’une question sur Notre-Dame-des- Landes : « L’ordre républicain sera rétabli » et dénonçait ceux qui créaient du « trouble ». Du coup, on doit se poser la question suivante : quelle était donc la nature du désordre qu’il n’était pas possible de tolérer et quel ordre territorial voulait-on rétablir ? Sans doute la menace était-elle d’importance pour qu’on intervienne aussi vigoureusement et avec une volonté de contrôle inédit de la presse, qui a donné à cette expédition un air de famille (bien entendu dans un tout autre contexte et sans le caractère sanglant) avec les opérations de pacification coloniale que la France a menées jadis lorsqu’il s’agissait de reprendre le contrôle d’un espace sous influence d’une contestation sapant les fondements de la seule géographie légitime admise.

    Plus que jamais il faut rappeler l’histoire d’un échec.

    Commençons par une évidence qui ne semble plus être reconnue par la
    « puissance » publique (qui mérite là bien son nom en tant qu’elle s’exprime d’abord sous la forme d’une violence) : si désordre il y a eu, il résulta de l’incroyable aveuglement et de la surdité des collectivités locales et de l’État qui ne voulurent jamais accorder un véritable crédit aux critiques contre le projet d’aéroport et ne prirent jamais au sérieux les opposants. La suffisance de ce que je nomme les « géopouvoirs » (ces instances, l’État et ses relais et alliés privées et publics, qui se targuent d’organiser l’espace de la vie en commun au nom d’un intérêt public dont elles estiment avoir le monopole de la définition comme de la réalisation) fut telle que, dans une certaine mesure, il n’a pas été permis de choisir une autre forme de contestation que l’occupation. Le trouble invoqué comme justification par le Président de la République procède donc d’un dysfonctionnement bien plus troublant encore pour la démocratie : celui de l’aménagement officiel du territoire, des ses acteurs (qui se tiennent tous dans une telle proximité qu’on pourrait penser qu’il s’agit d’un club d’initiés), de ses finalités, de ses procédures.

    Plus que jamais il faut rappeler l’histoire d’un échec. Tout commence dès le milieu des années 1960, lorsque dans le cadre de la mise en œuvre de la politique des métropoles d’équilibre, conçue par la Datar (Délégation à l’aménagement du territoire et à l’action régionale) pour stimuler les principales villes de province, on lance un processus de recherche d’un site pour un aéroport qui aurait pu servir les besoins de Nantes et de Rennes et leurs arrière-pays régionaux respectifs. Le périmètre de Notre- Dame-des-Landes est repéré dès 1968, confirmé rapidement et inscrit dans différents documents et études d’aménagement en 1970. Cela mènera à la création d’une zone d’aménagement différé en 1974, alors que s’organise une première contestation du projet par les agriculteurs locaux, qui créent une association de défense en 1972. Puis le contexte des chocs pétroliers aidant, l’opération est mise en sommeil, même si certains acteurs locaux, dont le maire de Saint-Herblain puis Nantes, Jean-Marc Ayrault, ne l’oublient jamais.

    Il faudra attendre le gouvernement de Lionel Jospin au début du XXIè siècle pour qu’elle soit officiellement relancée, lors d’un comité interministériel consacré au développement de nouvelles infrastructures aéroportuaires. La proximité politique du maire de Nantes et du Premier ministre de l’époque n’est pas étrangère à cette relance. Le projet passe ensuite toutes les étapes : commission du débat public du 15 décembre 2002 à mars 2003, décret d’utilité publique le 10 février 2008 (cette DUP sera confirmée en conseil d’État en 2009 et 2010 suite aux différents recours procéduraux engagés contre elle, car la contestation a repris avec le projet), appel d’offres pour choisir le consortium de réalisation de l’aéroport en 2008, que Vinci remporte. Le 1er janvier 2011, le contrat de délégation de service public en faveur de Vinci entre en vigueur.

    La zone à défendre naît précisément en 2008. Dès lors, le registre de l’opposition change car les contestataires, inspirés par d’autres exemples, dont celui de la lutte contre la LGV Lyon Turin dans le Val de Susa, font le pari que seule la « résidentialisation » de la contestation permettra de peser sur la suite des évènements. Toutefois l’occupation si elle perturbe les choses et empêche le début des actions de construction, ce qui est l’objectif recherché, ne stoppe pas pour autant le cours du processus, déroulé imperturbablement. L’État concédera juste, en octobre 2011, après le Grenelle de l’environnement qui gelait en principe toute construction d’un nouvel aéroport, une diminution de moitié de la surface concernée. Demi-mesure troublante plus que réconfortante au demeurant, car elle semble révéler le surdimensionnement initial du projet et donner en partie raison aux opposants et participe d’une logique avérée dès 2003. L’Etat concède aux opposants un amendement marginal du projet, comme un os à ronger, sans vouloir remettre d’aucune manière en compte le fondement de son action, même lorsque celle-ci contrevient aux nouvelles orientations politiques annoncées en grande pompe par le président Sarkozy lui-même suite à ce Grenelle.

    Malgré tout, l’occupation ne faiblit point ; l’opposition devint même plus vigoureuse et s’étendit aux rues de Nantes à l’occasion de manifestations de masse. Parallèlement, partout en France et même en Europe, naissaient des comités de soutien à la ZAD et d’opposition à l’aéroport de Notre- Dame-des-Landes. Le gouvernement tentait en février 2016 de sortir de l’impasse en organisant un référendum, annoncé par le Président de la République lui-même, où l’on proposa aux citoyens d’exprimer leur approbation ou leur rejet du projet. Il s’agissait là de briser la dynamique de la contestation en revenant à un registre standard de citoyenneté (le vote) et à une autre échelle, celle du département, idéale pour tenter d’obtenir une réponse allant dans le sens de la volonté des pouvoirs publics.

    Si le oui à l’aéroport l’emporta lors du scrutin du 26 juin, avec un peu plus de 55% des voix (et une participation de 51%), l’ampleur du non montrant que peu à peu le discours des opposants avait porté, le problème restait entier : les zadistes toujours là et leurs soutiens toujours nombreux et mobilisés (comme les 9 et 10 juillet 2016, lorsque plus de 25000 personnes se réunirent pendant deux jours sur le site de la ZAD) persistaient leur refus de céder face au résultat du vote référendaire, dont le caractère illégitime était dénoncé, car il paraissait ne pas vouloir tenir compte de la mobilisation locale.

    Le nouveau gouvernement issu des élections de 2017 choisit de demander un ultime rapport d’expertise, remis le 13 décembre de cette même année, et peu favorable à la construction d’un nouvel équipement. Le premier ministre annonce le 18 janvier 2018 que les conditions ne sont pas réunies pour assurer le succès d’une opération destinée à structurer « le territoire pour un siècle » — une décision enfin ! L’arrêt du projet ne signifie pas toutefois qu’on valide la démarche des opposants. À rebours, le premier Ministre annonça dans la foulée que les occupants devront être partis au printemps, leur présence ne se justifiant plus. Comment mieux dire qu’on n’a pas voulu comprendre ce que manifestait désormais cette habitation en continu depuis 10 ans du site par des « zadistes » ?

    On était passé d’une simple logique d’occupation au départ menée par un tout petit groupe à une démarche de plus en plus raisonnée.

    En effet, bien loin de n’être un simple prurit d’anarchistes et de
    « zonards » contre l’aéroport, la solidité de la ZAD montrait que celui-ci était devenu pour beaucoup l’objet prétexte à une mise en question bien plus générale de l’organisation et du fonctionnement des sociétés et des institutions politiques. On était passé d’une simple logique d’occupation au départ menée par un tout petit groupe à une démarche de plus en plus raisonnée qui s’accompagnait de la mise en place d’espaces de réflexion collective, la construction de bâtiments, la relance d’activités économiques, agricoles notamment, l’accueil de nouvelles familles. Bref à Notre-Dame-des-Landes on tentait d’inventer, en auto-gestion, sans aucun soutien public et dans une sobriété de moyens n’excluant nullement l’inventivité des solutions proposées, une nouvelle manière de co-habiter dans un espace local commun, où la question de la propriété devenait sinon secondaire du moins seconde.

    N’est-ce point cela le plus grand trouble qu’il fallait faire cesser ? Le rappel à l’ordre républicain ne masque-t-il pas la grande peur des géopouvoirs de constater que le modèle exclusif de développement et d’aménagement proposé depuis des décennies comme la seule solution possible pour organiser les territoires locaux, ainsi que le modèle politique et de citoyenneté qui va avec, étaient menacés par le possible succès de l’expérimentation in vivo mené sur place ? Ne découvre-t-on pas alors le fondement de l’intérêt de l’État à agir de façon si urgente et à diligenter une évacuation en y engageant des moyens impressionnants pour déloger quelques centaines de personnes, pour leur grande majorité non violentes ?

    On peut le penser si l’on analyse les arguments utilisés par la préfecture pour refuser a priori les demandes de régularisation foncière et immobilière préparées par des occupants (moins les résidents des cabanes que ceux des fermes et les concepteurs des nouveaux bâtiments collectifs) pour pouvoir faire reconnaître la pertinence de leur projet d’installation définitive sur le site désormais disponible pour une mise en valeur sereine ? Alors que les occupants ont proposé des demandes collectives, afin de mettre en exergue la spécificité et l’originalité de leur démarche, la préfète a expliqué qu’elle n’accepterait que des demandes individuelles, nominatives — on sait que certaines sont déjà faites quant à elles par des agriculteurs voisins du site et bénéficiant du soutien des instances officielles de l’agriculture. Quelle meilleure manière de signifier que ce qui est rejeté par principe, c’est l’appropriation par un groupe soudé par un projet, c’est la volonté de certains de créer un processus de mise en commun qui ne passe plus par la jouissance de la propriété privée ?

    En vérité, tout de la ZAD dérangeait l’appareil politique et bureaucratique d’État et ses alliés. Là où l’on promeut l’idée d’une démocratie réduite à l’activité électorale, les zadistes proposent l’image d’une citoyenneté critique et d’implication non seulement dans le projet mais dans l’activité collective quotidienne, une citoyenneté domestique en un sens. A ce sujet, il faut rappeler qu’occuper la ZAD ne fut pas une sinécure et ne réduisit pas à une activité permanente d’assemblée générale, rythmée par les fêtes, les manifestations et les débordements de toute sorte. Décider d’habiter de manière coopérative un espace délaissé et sans aménité est un geste lourd de conséquences qui exige beaucoup de courage, de pugnacité et de créativité. Ne serait-ce que pour arriver à trouver des subsistances à structurer et faire vivre les réseaux d’entraide, à organiser les tâches collectives, à concevoir et construire les bâtiments et les cabanes, à planifier le redémarrage des activités productives etc.. Bref, les zadistes ont fait la preuve de leur rigueur et de leur efficacité durant toutes ces années et il est surprenant qu’on n’ait pas voulu le reconnaître, simplement parce que leur forme de vie ne rentrait pas dans les cadres standards. Certes, personne ne peut forcer quelqu’un à vivre comme un zadiste de Notre-Dame-des-Landes, mais ne pourrait-il exister en France quelques îlots territoriaux où d’autres types d’existence collectives se tentent et se vivent?

    Ainsi, pour un État appuyé sur son appareil normatif et sa capacité de
    « normation » des comportements, incapable d’admettre l’expression d’un différend en matière de choix de co-habitation locale, qu’il convertit immédiatement en acte de sédition, il était important que cesse le scandale d’une expérience pouvant faire réfléchir, voire en cas de succès possible, essaimer. Il était important de reprendre en main le territoire quitte, après l’évacuation, à jouer les grands seigneurs et à indiquer que des régularisations pourraient être obtenues ; mais à quel prix et alors que les installations mises en place par les habitants ont été détruites ? Celui du renoncement à ce qui faisait la spécificité de la ZAD et de ce qu’on y tentait.

    Les démonstrations de force et les déclarations martiales des autorités camouflent de plus en plus mal la faiblesse intrinsèque du modèle qu’elles sont censées protéger.

    Là où l’État se serait grandi en permettant que cette expérience s’installe et en observant ses résultats, il a réagi précipitamment : en effet, où était l’urgence, alors que la construction de l’aéroport était arrêtée et que la situation extra-ordinaire qui en résultait aurait permis d’user d’un droit à l’expérimentation souvent invoqué, peu pratiqué. C’eût été une manière, pour le coup, d’être réellement disruptif. L’État a réagi brutalement, « à l’ancienne », en usant d’ailleurs quasiment des mêmes motivations et des mêmes méthodes que lors de l’éradication de la jungle de Calais. Il a attisé (volontairement ?) une violence en retour — qu’on ne peut que condamner tant elle est contreproductive et éloignée des objectifs réels de la plupart des occupants. Les démonstrations de force et les déclarations martiales des autorités camouflent de plus en plus mal la faiblesse intrinsèque du modèle qu’elles sont censées protéger. Si nous n’étions pas en République, on pourrait dire que oui, vraiment, le Roi est nu.

    Michel Lussault
    Géographe, Professeur à l’Université de Lyon (École Normale Supérieure de Lyon) et directeur de l’École urbaine de Lyon

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