The City as an Egg

À la question : « quel est le résultat de l’urbanisme moderne ? », nous pourrions évoquer les projets, réalisés ou non, issus des grandes traditions planificatrices : Lucio Costa à Brasilia, Le Corbusier et son Plan Voisin pour le centre de Paris, etc. Mais l’énonciation de cette liste de projets emblématiques n’est-elle pas qu’une partie de la réponse à la question posée ?

C’est, en tous cas, le constat dressé dès la fin des années 1950 par Reyner Banham, historien de l’art et de l’architecture britannique, dans son essai « City as Scrambled Egg », publié dans la revue Cambridge Opinion en 1959.
Tandis que Le Corbusier comparait la ville à un oeuf dur, constitué de zones et de limites claires et se référant ainsi à sa pensée du zonage, Banham réplique que la motorisation et les télécommunications ont depuis longtemps bouleversé ce schéma ; il poursuit la métaphore en comparant la ville moderne à un œuf brouillé. Banham pense d’abord à Los Angeles, mais pas uniquement : « I don’t just mean in Los Angeles. A large part of the population of Europe already lives conurbatively ». Il cite à titre d’exemple la grande conurbation entre Amsterdam et Rotterdam. Selon lui, il existe donc un autre aspect de l’urbanisme moderne, qui est celui de la ville étalée, diffuse, dont le centre a éclaté et se retrouve à présent partout et nulle part à la fois. Banham esquisse dès la fin des années 1950 l’hypothèse d’une ville à deux vitesses, d’une modernité à deux facettes, composée à la fois de la ville planifiée et contrôlée par les urban planners, et la ville « brouillée » dont il s’agit de prendre acte et conscience avec autant d’intensité que pour la première.

article de Banham, Barker, Price et Hall, 1969

Dix ans plus tard, conjointement avec Cedric Price (architecte), Paul Barker (écrivain) et Peter Hall (géographe et urbaniste), Banham confirme ses premières intuitions dans cet article commun intitulé « Non-Plan: an experiment in Freedom » publié dans le magazine New Society en 1969.

L’idée de cet article est parvenue après une discussion entre Barker et Hall, autour d’un sandwich et d’une bière dans un pub londonien. L’article s’attarde dans un premier temps à la critique de l’urbanisme de planification, plein de bonnes intentions mais ayant glissé très vite au « dogmatisme autoritaire », dont les résultats sont selon eux consternants. « What we have today represents a whole cumulation of good intentions. And what those good intentions are worth, we have almost no way of knowing ». Ils soulèvent le paradoxe entre la célébration de la planification et, dans le même temps, la déconnexion entre cette pratique et la ville effectivement produite.

Les quatre auteurs posent un regard sur la ville telle qu’elle se présente à eux, et par extension, formulent un nouveau point de vue à propos de la modernisation post-guerre. Quelle est la ville effectivement générée par la modernité : s’agit-il uniquement des grands projets planifiés ? Ils questionnent le résultat que l’on aurait pu avoir sous les yeux s’il n’y avait pas eu de planification du tout : « Could things be any worse if there was no planning at all ? »

Après sa parution, l’article a provoqué des réactions violentes d’architectes et urbanistes, non seulement pour son aspect provocateur et controversé mais aussi parce qu’il se positionnait à l’encontre de l’ordre pré-établi et communément accepté d’une « science » de la planification. Mais l’article a, dans le même temps, eu les vertus d’amorcer un regain d’intérêt pour la ville telle qu’elle existe effectivement, en encourageant à considérer la ville en œuf brouillé, même si ce sont les grands projets planificateurs qui sont sous les projecteurs. Cette ville deviendra par extension le laboratoire des précurseurs du postmodernisme, dont Robert Venturi et Denise Scott Brown sont les instigateurs, dans leur Learning from Las Vegas sorti en 1972, trois ans seulement après l’article du New Society.

The City as an Egg, Cedric Price, 1982

En 1982, le dessin en triptyque de Cedric Price « The City as an Egg » fait écho à ces articles et au premier essai de Banham en représentant sa conception de l’évolution de la ville :
boiled egg : la ville traditionnelle, avec son centre dense et compact enserré dans une enceinte.
fried egg : la ville industrielle, où les fortifications ont laissé place aux débuts de l’expansion urbaine. Le jaune retient encore tant bien que mal sa fonction historique, comme centre du pouvoir, mais s’adjoint progressivement d’une ceinture informe de zones et poches industrielles et résidentielles.
scrambled egg : la ville moderne. Le cœur a éclaté, la voiture et les télécommunications ont fait exploser le modèle précédent ; les points d’intensité ne sont plus dans les cœurs historiques mais se sont dissous dans l’informelle suburbia.

Pour Price et Banham, le modèle du Scrambled Egg est ainsi une nouvelle source d’inspiration et ne devrait pas faire l’objet d’un rejet par les urban planners. L’idée serait plutôt de s’inspirer de ce modèle brouillé que de le tenter de le ranger ou de l’ordonner. Si la métaphore ovo-centrée semble avoir été inspirante pour ces auteurs, quelle recette pourrait correspondre à la ville de demain ? Scrambled egg with chives ?

Sources

BANHAM Reyner, « City as Scrambled Egg », in Cambridge Opinion, n°17, 1959

BARKER Paul, « Thinking the Unthinkable », in Non-Plan: Essays on Freedom, Participation and Change in Modern Architecture and Urbanism, Rootledge, 2000

BARKER Paul, BANHAM Reyner, HALL Peter, PRICE Cedric, « Non-Plan : an experiment in Freedom », in New Society, n°338, 1969

CRITCHLEY Matthew, Continuity or Crisis? A brief history between the polemics of Aldo Rossi and Reyner Banham, 2016

EISENSCHMIDT Alexander, « Autopia: notes on Banham’s visionary metropolis », in Learning from modern utopias, Journal of Architectural Culture, 2016

HALL Peter, « Reflections on a lifetime of town planning », in The Guardian, octobre 2014

WELLER Richard, « The City is not an egg. Western urbanization in relation to changing conceptions of nature », in Nature and Cities. The Ecological Imperative in Urban Design and Planning, Lincoln Institute of Land Policy, 2016

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